L’opinion publique

“J’accuse…!” d’Emile Zola 
publié dans L’Aurore,
le 13 janvier 1898. 

A l’origine, l’opinion publique désignait l’avis éclairé d’une élite. Cette notion s’est ensuite progressivement démocratisée pour englober aujourd’hui l’opinion de l’ensemble des citoyens. Les sondages, qui offrent une photographie de l’opinion publique, sont devenus l’outil de référence pour la mesurer. Mais cette mesure n’est pas exempte de critiques. Certains, comme Pierre Bourdieu, soulignent son aspect illusoire et dénoncent son instrumentalisation à des fins politiques (l’opinion publique, selon lui, n’existe pas). D’autres comme Bernard Lacroix voient en eux un élément de police des débats qui menacerait la démocratie. Dans tous les cas, l’opinion publique fait l’objet d’une lutte pour sa définition : les politologues, les journalistes et les acteurs politiques ne cessent de recourir à celle-ci pour justifier leurs analyses ou leurs actions.

1/ Si, à l’origine, l’opinion publique renvoie aux débats entre citoyens politiquement actifs, avec l’avènement des sondages, elle se trouve bâillonnée au profit d’une photographie des diverses opinions à un instant précis.  

A/ L’ensemble des individus qui composent l’opinion publique a connu un élargissement parallèle à l’extension du suffrage. Le terme d’opinion publique apparaît au XVIIIe siècle, mais son sens s’enrichit par la suite, notamment sous l’effet de la Révolution française. Trois évolutions sémantiques peuvent être schématiquement dressées :

  • l’opinion publique dans la France du XVIIIe siècle : expression publique des opinions personnelles de la bourgeoisie alors en plein essor économique et qui entend influencer les autorités politiques en rendant public divers textes (pamphlets, brochures, libelles, etc.). Solidaire du courant des Lumières, celle-ci souhaite se servir de la Raison pour critiquer l’usage arbitraire du pouvoir et en appelle au Tribunal de l’opinion (sous-entendue à l’opinion éclairée) pour dénoncer les erreurs judiciaires ;
  • l’opinion publique pendant la Révolution de 1789 : opinion des députés de l’Assemblée nationale et des citoyens actifs qui s’expriment dans les journaux ou les clubs. Elle s’inscrit toujours dans la droite ligne de la philosophie des Lumières qui fait de la discussion et du débat public un préalable nécessaire à la détermination de la volonté générale, volonté distincte de la somme des volontés individuelles car cherchant à atteindre l’intérêt commun. Elle est aussi élitaire, construite et publique (c’est-à-dire digne d’être publiée), et, par conséquent, s’oppose à l’opinion du peuple jugé alors irrationnel et peu éduqué, enclin au préjugé ;
  • l’opinion publique de la seconde moitié du XIXe siècle : deux changements majeurs conduisent à une évolution de la notion, à savoir, d’une part, l’adoption du suffrage censitaire masculin en 1848 qui fait des élus des représentants du peuple s’exprimant en son nom ; d’autre part, la constitution d’un prolétariat ouvrier dans les villes qui s’organise au sein d’organisations politiques et qui manifeste dans la rue pour obtenir des droits. Entre ces deux parties de l’opinion publique, il peut exister des conflits, chaque groupe prétendant incarner la véritable opinion du peuple. En outre, le développement d’une presse à grand tirage va entraîner certains journalistes à parler au nom de l’opinion publique, la vente de leurs journaux signifiant une adhésion implicite du lecteur à leur ligne politique. La notion d’opinion publique intervient ainsi au croisement d’enjeux et de luttes de pouvoir. La publication par Emile Zola, dans le journal L’Aurore, d’une lettre ouverte au président Félix Faure pour défendre le capitaine Alfred Dreyfus peut se comprendre comme une utilisation de cette presse à grand tirage pour peser sur le débat public.

De ces trois étapes, il est possible de déceler un fil directeur : l’opinion publique est toujours le fruit de l’activité réfléchie d’individus qui s’investissent sur le plan politique.

B/ Dans L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), le philosophe allemand Jürgen Habermas réalise une étude historico-sociologique des changements structuraux de l’opinion publique, de son origine bourgeoise jusqu’à nos jours. Ce travail l’amène à distinguer deux sortes d’espace public :

  • “la sphère publique bourgeoise” : c’est l’espace public originel. Cet espace renvoie à l’expression de l’opinion des élites cultivées, ou après la Révolution, à celle de l’opinion des citoyens et de leurs représentants. C’est un espace qui s’ouvre entre l’Etat et la société civile où les citoyens peuvent débattre librement des questions d’intérêt général. Il est la condition à la formation d’une opinion publique capable de critiquer, d’influencer, voire de contrôler l’Etat. L’opinion publique est alors un corps libre et ouvert, fruit de la réflexion d’un public raisonnant et éclairé, dégagé de l’influence dogmatique de la tradition, mais aussi des intérêts économiques particuliers ou des intérêts d’Etat et capable de générer une autorité légitime reposant sur la capacité à s’élever vers l’intérêt général ;
  • “la sphère publique de l’Etat social” : c’est l’espace public dévoyé qui apparaît au XXe siècle. Selon Habermas, il se produit un phénomène de “désintégration de la sphère publique bourgeoise” qui est liée à l’intervention croissante de l’Etat dans tous les domaines de la vie sociale, ainsi qu’au développement de la technocratie et de la bureaucratie. La conséquence principale est la dépolitisation des masses : l’opinion publique est neutralisée, elle perd son sens polémique, elle ne fait qu’exprimer, de manière non réfléchie et non critique, un ensemble d’attitudes politiques transparaissant à travers les sondages et les médias de masse.
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La meilleure illustration de ce phénomène de désintégration est l’évolution du principe de publicité. A l’origine, ce principe servait les intérêts de la bourgeoisie en la protégeant contre l’Etat. Avec le développement de la presse et des mouvements de masse, l’opinion publique se démocratise, mais elle se retrouve instrumentalisée. A la “publicité critique”, se substitut une publicité de “démonstration et de manipulation”, la discussion s’efface au profit de la consommation, le marketing politique prend le pas sur la rhétorique : “au sein de la publicité manipulée, ce n’est plus l’opinion publique qui est motrice, mais un consensus prêt à l’acclamation, un climat d’opinion. Par conséquent, cette opinion publique se trouve confisquée par les nouveaux vecteurs de communication que constituent les médias de masse, la propagande et la publicité politique.

C/ Un des outils les plus contestables aux yeux d’Habermas, sensé représenter l’opinion publique moderne, c’est le sondage. Selon lui, “jamais le matériel d’un sondage – les opinions d’un échantillonnage quelconque de population – n’a par lui-même, et pour la seule raison qu’il viendrait nourrir des réflexions, des décisions ou des mesures revêtant une importance politique, valeur d’opinion publique”. L’opinion publique ne peut être qu’éclairée, et non pas le fruit d’une acclamation populiste quantifiable.
Dans Faire l’opinion (1990), Patrick Champagne considère que l’invention des sondages d’opinion va aussi dans le sens d’une dépossession. Il montre que les instituts de sondages, les politologues et la presse ont remplacé “une entité métaphysique vague” (définissable selon les intérêts propres à chaque groupe), par une entité non moins métaphysique, mais qui présente comme avantage d’être mesurable et capable de s’imposer à tous avec la réalité d’une chose.
Le recours au sondage apporte une nouvelle légitimité qui appuie et justifie la compétence des journalistes, des politologues et des sondeurs : la connaissance de l’opinion. Elle est opposable aux politiciens qui ne peuvent pas ne pas en tenir compte et qui se retrouvent, ainsi, dans une position subordonnée. Elle assoit également le rôle des conseillers en communication qui deviennent une ressource indispensable à tout acteur politique.
Mais pour Champagne, cette opinion publique n’est que le résultat d’un processus de fabrication jouant de l’illusion qu’il existerait un consensus sur les problèmes politiques alors que les questions sont celles que se posent certaines fractions de la classe dominante. Il affirme que l’opinion publique est un produit fabriqué par les journalistes, les experts (politistes, politologues, sondeurs) au service implicite de la classe dominante. Il défend ainsi l’idée ancienne d’une confiscation du pouvoir par la classe dominante, et ce, malgré l’avènement du suffrage d’opinion.

2/ Si la représentation de l’opinion publique par la technique des sondages d’opinion est sujette aux critiques, les sondages n’en restent pas moins un élément incontournable de la démocratie contemporaine. 

A/ Quoiqu’en pense Habermas ou Champagne, les sondages d’opinion sont aujourd’hui une technique à laquelle les acteurs du champ politico-médiatique recourent largement pour mesurer l’opinion publique. Ils ont été inventés aux Etats-Unis en 1936 par le statisticien et sociologue George Gallup. Ils lui ont permis de prédire la réélection du Président Franklin Roosevelt, alors que plusieurs journaux, s’appuyant sur un vote de paille, prédisaient le triomphe de son adversaire républicain.
Avant Gallup, pour prévoir l’issue d’un vote, les journaux organisaient des simulations de joutes électorales et des enquêtes d’intentions de vote : ils offraient la possibilité à leurs lecteurs de renvoyer un bulletin d’intention ou bien procédaient à des interrogations dans la rue. Mais ces votes fictifs, appelés “votes de paille”, servaient davantage à la promotion des journaux qu’à l’établissement d’une photographie de l’opinion. Ce n’est qu’avec Gallup que les sondeurs prennent soin de recourir à des échantillons représentatifs de la population.
En France, l’introduction de cette technique doit beaucoup au sociologue Jean Stoezel. En 1938, il crée l’Institut français d’opinion publique (IFOP) en s’inspirant de l’American Institute of Public Opinion fondé par Gallup. Mais cette méthode s’impose plus tardivement qu’aux Etats-Unis, en 1965 seulement, avec la publication d’un sondage qui permet de prévoir la mise en ballottage de Charles de Gaulle.
Pour être valable, un sondage d’opinion doit être représentatif. Comme le démontre Gallup en 1936, il vaut mieux interroger 5000 personnes qui constituent un échantillon représentatif au plan sociologique de la population que de faire une enquête sur des millions de personnes sans les sélectionner selon leur âge, leur sexe, leur catégorie socio-professionnelle ou leur lieu d’habitation. Le sondage d’opinion permet ainsi de photographier l’état de l’opinion à un instant t. Il a donc une dimension objective, voire même une prétention scientifique. Pour qu’il soit exact, il faut toutefois mettre en œuvre des mesures de correction :

  • le taux d’abstention est toujours sous-estimé (honte d’avouer une forme d’incivisme lors des enquêtes) ;
  • le vote pour les partis extrêmes est minoré (PCF et FN) car les électeurs éventuels rechignent à déclarer leur préférence.
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Il faut ajouter que la distribution des réponses varie selon la formulation de la question qui doit être claire et neutre.

B/ Néanmoins, certains sociologues critiquent la prétention des sondages d’opinion à mesurer scientifiquement l’opinion publique. Dans “L’opinion publique n’existe pas” (1973), Pierre Bourdieu estime que les enquêtes d’opinion reposent sur trois postulats contestables :

  • tout le monde a une opinion : pour Bourdieu, ce n’est pas le cas, les sondeurs ont d’ailleurs tendance à ne pas s’intéresser aux non-réponses qui traduisent un sentiment de défaut de compétence sur la question posée. Les sondages conduisent des individus qui ne se posent pas de question à produire une opinion qui n’existerait pas sans eux. Il faut ajouter qu’il existe des registres différents pour répondre à un enquêteur : on peut répondre selon sa compétence politique, son éthos de classe (en fonction du système de valeur incorporé durant l’enfance), voire se contenter de suivre l’opinion du groupe dont on se sent proche (“dans les situations où se constitue l’opinion, en particulier les situations de crise, les gens sont devant des opinions constituées, des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c’est très évidemment choisir entre des groupes” : la crise produit un effet de politisation qui oblige les individus à choisir entre des groupes qui se définissent politiquement et définir de plus en plus de prises de position en fonction de principes explicitement politiques) ;
  • toutes les opinions se valent : toutes les opinions ne se valent pas car certains individus sont moins informés que d’autres ;
  • les sujets des questions font l’objet d’un consensus : les sondages conduisent à un “effet d’imposition de problématique”. Les questions posées ne sont pas celles qui se posent réellement à tous et leur interprétation se fait en dehors du contexte de leur réponse. Elles sont souvent celles que se posent “le petit monde” de ceux qui peuvent financer des sondages : les directeurs de journaux ou d’hebdomadaires, les hommes politiques ou les chefs d’entreprise. Elles sont, en outre, fortement liées à la conjoncture et à l’actualité médiatique.

Dans son article, Bourdieu conteste moins l’existence d’une opinion publique que celle propre aux instituts de sondage qui simplifie et réduit l’expression véritable de l’opinion publique. Elle est plus floue, plus diversifiée et plus ouverte que l’image donnée par les sondages. Il en conclut que l’opinion publique des instituts de sondage est davantage un “instrument d’action politique” : “sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l’illusion qu’il existe une opinion publique comme sommation purement additive d’opinions individuelles ; à imposer l’idée qu’il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l’opinion moyenne.” 
La véritable opinion publique dans l’esprit de Bourdieu a une dimension plus sociale : “l’enquête d’opinion traite l’opinion publique comme une simple somme d’opinions individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle de l’isoloir, où l’individu va furtivement exprimer dans l’isolement une opinion isolée. Dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d’opinions sont des conflits de force entre des groupes”. 

C/ Les sondages continuent d’être massivement utilisés par les acteurs politiques. Ils apportent une information sur la stratégie à adopter en termes de communication ou de politique. En ce sens, ils influencent l’agenda public et la sélection des candidats. Ils peuvent constituer une ressource importante dans la lutte politique. En 1995, Edouard Balladur a pu s’en servir pour contourner la sélection partisane favorable à Jacques Chirac. Plus récemment, en 2007, Ségolène Royal a pu court-circuiter l’appareil politique du parti socialiste lors des élections à la candidature en s’appuyant sur les sondages.
Les sondages auraient donc un effet sur la vie politique. Dans le tome 2 de De la démocratie en Amérique (1835-40), Alexis de Tocqueville relevait déjà un paradoxe démocratique lié au progrès de l’égalité : plus les individus sont mus par l’aspiration à l’égalité, moins ils accordent de confiance à leurs égaux, et plus ils ont tendance à croire la majorité, puisque celle-ci possède à leurs yeux la probabilité de réunir la “somme des lumières”. Ainsi, “à mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde.” 
Certains voient dans les sondages un potentiel danger sur la vie démocratique. Dans “A quoi servent les sondages ?” (1988), Bernard Lacroix estime que les sondages diminuent “l’investissement lié à l’incertitude de l’issue électorale, les sondages travaillent par là à éroder les croyances nécessaires au fonctionnement de la procédure électorale”. Ils seraient donc les fossoyeurs de la démocratie et représenteraient un danger pour elle car ils ôteraient toute fonction décisive aux élections censées sanctionner un débat politique.
Cependant, aucune étude n’a permis d’établir leur influence sur l’issue d’un scrutin, ce rôle étant difficilement mesurable. Les études qui montrent que les sondages incitent les électeurs à voter pour le vainqueur présumé sont contredites par les études montrant l’effet inverse, à savoir l’incitation à voter plutôt pour le candidat minoritaire. En outre, les prédictions des sondages ne sont pas toujours avérées. En 2002 par exemple, aucun institut de sondage n’avait prévu l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Il reste qu’il a pu se produire un effet démobilisateur, étant donné la forte abstention lors de ce scrutin, conséquemment à l’arrivée annoncée au second tour, des deux candidats “classiques” (UMP/PS).
Dans The accuracy and influence of the polls (1983), Paul Whiteley a toutefois pu montrer que ce sont les électeurs dont les convictions politiques sont les plus fragiles qui sont les plus sensibles à l’influence des sondages.
Malgré tout, on peut estimer que les sondages participent au fonctionnement du régime représentatif. Dans Principes du gouvernement représentatif (1995), Bernard Manin dégage trois idéaux-types de gouvernement représentatif :

  • le parlementarisme : il est animé par les notables ;
  • la “démocratie des partis” : elle apparaît à la fin du XIXe siècle avec la création des premiers partis) ;
  • la “démocratie du public” : elle est caractérisée par le rôle des sondages, des experts en communication, l’image médiatique, etc.). Elle est fondée non plus sur un peuple représenté par les parlementaires ou sur un peuple organisé (par les partis), mais sur l’omniprésence de l’opinion publique.
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De ce point de vue, les sondages sont une composante essentielle de la démocratie contemporaine, ils renouvellent simplement sa compréhension. La publication régulière d’enquêtes de popularité accroît la personnalisation du pouvoir. Elle rend aussi les prises de position politique plus sensible à l’opinion, ce qui peut aboutir à des blocages (en cas d’impopularité d’une décision) ou alors une complexification de l’action publique par le recours excessif à l’euphémisme (éviter de prononcer un mot en particulier, par exemple : dire qu’on procède à une politique de réduction des déficits au lieu d’annoncer une politique de rigueur). Enfin, les sondages facilitent la permanence d’une communication entre gouvernants et gouvernés, même si celles-ci est plutôt descendante qu’ascendante.