La bureaucratie

Michel Crozier, (1922). 

La bureaucratie renvoie au gouvernement des bureaux, c’est-à-dire de l’administration, appareil d’État constitué de fonctionnaires, organisé hiérarchiquement et selon des procédures juridiques. Ainsi définie la bureaucratie apparaît comme un mode d’organisation rationnel, dans lequel les administrés sont protégés du clientélisme et de l’arbitraire par la mise en place de règles objectives. Mais la bureaucratie peut aussi être entendue négativement. Dans le langage courant, le terme sert souvent à dénoncer la lourdeur et la rigidité de l’administration. Plus fondamentalement, elle renvoie à la dénonciation de la prise du pouvoir par les bureaucrates. Ces derniers sont en effet nommés et non pas élus. L’idée qu’ils puissent parvenir à confisquer le pouvoir au peuple apparaît comme problématique dans une démocratie. D’où l’intérêt d’identifier quels sont les facteurs de dysfonctionnement dans ce type d’organisation indissociable du développement de l’Etat et de l’avènement des sociétés modernes. 

1/ Si dans la tradition libérale et marxiste, la bureaucratie est connotée de manière négative, elle constitue au contraire pour Max Weber, un élément positif de la domination légale-rationnelle. 

A/ Avant de défendre l’Etat, les socialistes ont longtemps nourri une certaine méfiance à son encontre. Dans Contribution à la philosophie du droit d’Hegel (1844), Karl Marx prend ses distances vis-à-vis de son maître à penser Hegel. Pour Hegel, l’Etat représente la puissance souveraine qui réalise la synthèse entre l’intérêt particulier et l’intérêt universel, entre la liberté et la nécessité, au moyen de l’équilibre des droits et des devoirs des citoyens. Pour Marx, en revanche, l’Etat sert d’abord les intérêts de la classe socialement dominante : la bourgeoisie. La bureaucratie désigne ainsi la petite portion de la population, économiquement favorisée, qui parvient à s’arroger le pouvoir tout en cherchant à légitimer cette possession en la justifiant par des principes universels. 
De leur côté, les libéraux ont très tôt critiqué la bureaucratie, dénonçant sa rigidité et sa propension à s’accroître de manière pathologique. Dans Bureaucracy and Representative Government (1971), William Niskanen établit le Budget-maximizing model, selon lequel tout fonctionnaire a intérêt à maximiser son budget, ne serait-ce que pour augmenter son pouvoir. Une conséquence importante de ce modèle est un problème démocratique : en cherchant à maximiser leurs budgets, les bureaucrates finissent par l’emporter sur les élus. Les élus se trouvent progressivement marginalisés du fait du contrôle croissant de l’administration sur l’élaboration des politiques publiques. 
Au total, socialistes et libéraux font une critique similaire au mode d’organisation bureaucratique : il tend à confisquer le pouvoir des citoyens au profit des agents de l’Etat. Mais dans Les partis politiques (1971), Roberto Michels souligne que ce phénomène se produit quelque soit le mode de production choisit (capitalisme ou socialisme). A chaque fois, souligne-t-il, un processus de bureaucratisation conduit un petit groupe de dirigeant à s’autonomiser et à faire passer ses intérêts avant ceux du reste de la société. Il existe ainsi “une loi d’airain de l’oligarchie” qui rend la bureaucratisation inéluctable. 

B/ Max Weber a une lecture plus positive de la bureaucratie. Selon lui, la bureaucratie constitue l’exemple même d’un système rationnel et efficace. Dans Economie et société (1921), il considère la bureaucratisation de l’organisation administrative comme une conséquence du progrès de la rationalité qui caractérise les sociétés modernes. La domination légale-rationnelle prend l’ascendant sur la domination traditionnelle ou charismatique, induisant ainsi des rapports hiérarchiques plus efficaces et plus justes parce qu’ils reposent essentiellement sur un cadre juridique et non plus sur le bon vouloir du chef. 
La bureaucratie est même pour Weber la forme de domination légale-rationnelle la plus aboutie. Son mode d’organisation fondé sur des règles impersonnelles, abstraites et universelles élimine les risques de dérives liberticides liés au pouvoir personnel. Le rigorisme de ce modèle de gestion apparaît à ses yeux comme un moyen sûr de rassurer les administrés sur le pouvoir de l’administration. Il est donc voué à s’étendre au-delà de l’appareil d’Etat, au sein des entreprises, mais aussi des syndicats ou des partis politiques. 
Il est possible de déterminer quatre éléments essentiels de la bureaucratie dans la pensée de Weber : 

  • la compétence : les fonctionnaires sont recrutés par le biais de concours ou d’examen, ce qui assure une sélection plus rationnelle qui valorise une qualification professionnelle, et qui met fin à la vénalité des charges (achat de sa fonction) ; 
  • la carrière : l’évolution des fonctionnaires se fait sur des critères objectifs et non selon les opinions politiques, ce qui protège l’administration contre les phénomènes de favoritisme ; 
  • la réglementation : l’action des fonctionnaires est encadrée par des textes juridiques impersonnels, ce qui garantit une protection des administrés contre l’arbitraire, le clientélisme et l’injustice. 
  • la spécialisation : comme le souligne Weber, “la supériorité de l’administration bureaucratique est le savoir spécialisé” et, en ce sens, sa naissance représente “la spore de l’Etat moderne”. Cette spécialisation tient à la structuration de l’action de l’administration qui se répartit en différents secteurs d’intervention : à chaque problème correspond une structure administrative. 
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Weber conserve cependant un regard nuancé sur le développement de la bureaucratie. Son approche relève d’un rationalisme pessimiste. Son concept de désenchantement du monde souligne que la domination bureaucratique peut comporter une dimension oppressive. La nature perd sa dimension énigmatique et mystérieuse, tout comme la société, confrontant ainsi l’individu à la perte de sens. La bureaucratie avec sa dimension impersonnelle et automatique entraîne certes une hausse de l’efficacité, mais aussi une perte de liberté individuelle, enfermant les individus dans “une cage d’acier”
On retrouve d’ailleurs ces inquiétudes dans la littérature de l’époque de Max Weber. Dans Le Procès, Kafka critique les dérives d’une distribution hiérarchique et rigide du pouvoir où les décisions descendent à travers plusieurs échelons administratifs, régis par des normes abstraites et dépourvues d’humanité. 

2/ A partir des années 1940, les sociologues des organisations ont mis en évidence les écarts entre l’idéal-type de la bureaucratie et son fonctionnement concret, notamment en soulignant ses dysfonctions. 

A/ Dans “Bureaucratic : Structure and Personnality” (1940), Robert Merton montre que l’impersonnalité des règles démocratiques tend à générer des dysfonctions qui finissent par paralyser l’action publique. Selon lui, la structure bureaucratique modèle la personnalité des membres de l’organisation donnant ainsi naissance à ce qu’il appelle “la personnalité bureaucratique” : le respect des règles devient un impératif absolu, les agents se focalisent sur les moyens et perdent de vue les fins de l’administration. Cela se traduit par un comportement ritualiste et une très grande rigidité interdisant aux fonctionnaires de répondre aux exigences concrètes de leur tâche. Ils sont amenés à développer une logique de caste qui les sépare des publics et rencontrent des problèmes pour s’adapter aux changements de l’environnement de l’organisation. 
Dans TVA and the Grass Roots (1949), Philip Selznick réalise une enquête sur la mise en œuvre d’un programme d’aménagement portant sur la vallée du Tennessee par une agence, la Tennesse Valley Authority (TVA). Cette agence doit permettre aux pouvoirs publics de favoriser la reconversion de cette vallée centrée sur des activités agricoles vers des activités industrielles et touristiques. Mais les acteurs locaux, via la TVA, vont parvenir à s’emparer des principes du programme et s’en servir au profit de leurs propres intérêts. Il met ainsi en évidence un détournement du programme par les acteurs locaux dans la mise en œuvre de l’action publique.
Dans The Dynamics of Bureaucracy (1955), Peter Blau souligne l’importance de la dimension informelle dans le fonctionnement des organisations bureaucratiques. Contrairement à ce que laissait penser le modèle wébérien, l’impersonnalité des relations n’est pas garantie d’efficacité au sein d’une bureaucratie. En comparant deux départements d’Etat, il montre notamment que des relations interpersonnelles favorisent la cohésion sociale et permettent d’accroître l’efficacité de l’organisation en diminuant l’anxiété des individus. En outre, les employés créent souvent leur propre système informel d’ajustement au sein de l’organisation. Ce système peut venir en complément de l’organisation formelle, mais peut aussi se substituer à elle. D’où l’intérêt de développer des règles en restant soucieux de l’échelle de mise en œuvre. 

B/ En France, la sociologie des organisations se développe sous l’égide de Michel Crozier. Dans Le phénomène bureaucratique (1963), il présente l’organisation bureaucratique comme un système centralisé et impersonnel toujours susceptible de devenir un ensemble contre-productif. Il part pour cela de son observation dans deux organisations : la Seita et un centre de tri de chèques postaux.
Michel Crozier part de deux postulats consécutifs à ses observations : 

  • les hommes sont des êtres partiellement libres : certes, la situation dans laquelle se trouvent les individus au sein des organisations implique une série de contraintes, mais selon lui, ces contraintes ne préjugent pas de leurs comportements. Ils peuvent adopter une série de réactions face à une relation de pouvoir : soit se soumettre, soit lutter, mais aussi moduler leur niveau de participation voire quitter l’organisation ; 
  • les hommes sont des êtres à la rationalité limitée : s’inspirant des travaux de Herbert Simon sur la rationalité limitée, Crozier montre que les individus sont rationnels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des êtres purement affectifs, mais qu’ils n’ont pas toujours les moyens de parvenir à des choix optimaux. Par exemple, ils peuvent très bien se représenter une palette de réactions possibles et envisager les conséquences de leurs actes, mais ils le font de manière plus ou moins grossière. Dans tous les cas, le renoncement d’un employé à un avantage ne peut se faire qu’en contrepartie d’un avantage qui lui paraît plus important. 

Pour Crozier, la préoccupation principale des employés est l’indépendance. C’est le mobile fondamental de toute action individuelle. S’ils ne l’ont pas, ils veulent la conquérir, et s’ils l’ont, ils se battent pour la conserver. Ils vont ainsi chercher à fuir toutes les situations dans lesquelles ils vont être soumis à la pression directe et personnelle des autres, que ceux-ci soient des supérieurs ou des subordonnés. Ils ne vont accepter de subir l’influence que de leurs égaux, c’est-à-dire de ceux qui appartiennent à la même catégorie professionnelle, et qui de ce fait, n’apparaissent pas comme menaçant. Ils vont donc d’autant mieux accepter de se laisser conduire par des règles lorsqu’elles sont impersonnelles ou par les décisions d’une autorité lorsque celle-ci est abstraite ou lointaine. 
Dans cet ouvrage, Michel Crozier adopte également une optique culturaliste au sens où il estime que le modèle bureaucratique répond à un ensemble de valeurs propres à la société française : la peur du face-à-face, une conception absolutiste de l’autorité et une répugnance à admettre la moindre relation de dépendance. La bureaucratie se traduit par la multiplication des règlementations au détriment des initiatives individuelles et des possibilités d’autorégulation de la société elle-même, par des changements initiés par le haut alors même que celui-ci est moins bien informé de ce qui se passe ailleurs puisque chacun tend à préserver ses informations et les “zones d’incertitude” qu’il contrôle. Il dénonce ainsi “le cercle vicieux bureaucratique”, à savoir l’alourdissement des contrôles entraînant une intervention d’autant moins efficace que les fonctionnaires tendent à s’emparer des zones d’incertitude afin de consolider leurs positions stratégiques.