Les nouveaux mouvements sociaux

Défilé de la Gay Pride,
exemple de NMS.

Les mouvements sociaux désignent d’importantes mobilisations qui réunissent des individus issus de plusieurs catégories socioprofessionnelles en vue de faire valoir des objectifs communs, voire de contester la légitimité du régime politique en place. Ils ont recours, le plus souvent, à la manifestation et à la grève, formes de participation politique non conventionnelles, à visée contestataire. Depuis les années 60, les mouvements sociaux ont connu une transformation majeure qui a conduit à parler de nouveaux mouvements sociaux (NMS). Ce changement de l’action collective s’explique en partie par les mutations socio-économiques qui ont caractérisé les pays industriels avancés. Ainsi, les nouveaux publics contestataires sont majoritairement issus de la classe moyenne, leurs revendications reposent davantage sur la question identitaire, leur participation – dégagée des structures traditionnelles – est plus sporadique et circonstanciée, et ils privilégient des modes d’action innovants et originaux. 

1/ Depuis la fin des années 60, l’émergence de nouveaux mouvements sociaux a conduit à un renouvellement des formes de la mobilisation collective. 

A/ Les mouvements sociaux traditionnels opposent des classes sociales. Ce conflit est théorisé dans Le Manifeste du Parti communiste (1848) par Karl Marx sous le concept de “lutte des classes” : dans le capitalisme, il existe une opposition entre les propriétaires des moyens de production et les prolétaires qui n’ont que leur force de travail. Un mouvement social intervient lorsque la classe dominée prend conscience de sa domination et décide de mettre fin à son exploitation. Cette conscience de classe nécessite que les dominés se trouvent placés dans des conditions de travail et d’existence communes. La classe devient ainsi un acteur doué de volonté et de raison capable de lutter contre l’exploitation capitaliste. 
Dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851), Karl Marx montre que “les paysans parcellaires” n’ont pas pu développer de conscience de classe, car, bien que placés dans des conditions économiques analogues et possédant des intérêts économiques similaires, ils leur manquaient un lien national ou une organisation capable de forger une communauté pour agir ensemble. A l’inverse, le prolétariat possédait une conscience collective du fait des liens de solidarité que les ouvriers entretenaient non seulement du fait de la division du travail, mais aussi de leur situation de domination à l’égard des capitalistes. 
Dans Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui (2005), Alain Touraine explique que la conscience de classe est moins un effet des crises du capitalisme, qu’une conscience du conflit entre employeurs et salariés pour l’appropriation de la richesse créée par la production. Elle a été la plus forte chez les ouvriers qualifiés, dont le métier était brisé par l’introduction des méthodes d’organisation scientifique du travail (l’OST : taylorisme, puis fordisme) dont la grève des usines Renault, en 1913, apparaît comme symptomatique. Dans ce type de conflit, il existe deux enjeux : un enjeu économique et un enjeu de classe. Or ce qui caractérise surtout les mouvements sociaux traditionnels, c’est moins l’enjeu économique que l’enjeu de conflit de classes tel qu’il se rencontre dans le travail quotidien. 

B/ Apparus au cours des années 60, les nouveaux mouvements sociaux (NMS) n’ont pas pour principe la transformation des rapports économiques. Ces NMS agissent au nom d’idéologies nouvelles telles que l’écologie, le féminisme, le pacifisme, la défense des droits de l’homme, le régionalisme, etc. Parallèlement, certains groupes luttent pour se voir reconnaître certains droits tels que les homosexuels ou les femmes, etc. Ils sont fondés sur l’autonomie, la liberté et la responsabilité individuelle, l’égalité des droits, la solidarité ou la participation collective. Ils s’opposent à la logique impersonnelle du profit et de la concurrence, ainsi qu’à l’ordre établi. Ils entretiennent également une méfiance envers les partis politiques, les syndicats et les formes institutionnalisées de revendication politique. 
Ces nouvelles luttes sont caractérisées par leur éclatement : chaque groupe défend un projet unique et non plus des projets globaux tels que ceux défendus par les partis. C’est “la fin des grands récits” théorisée par le philosophe Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne : rapport sur le savoir (1979). Le passage de la modernité à “la postmodernité” se caractérise par une incrédulité à l’égard de la pensée des Lumières qui faisait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation. Dans l’esprit moderne, la science, la politique et les arts se mesurent à leur contribution au progrès. La postmodernité, selon Lyotard, c’est le constat de l’éclatement de ce récit. À l’âge postmoderne, chaque domaine de compétence est séparé des autres et possède un critère qui lui est propre. Il n’y a aucune raison que le “vrai” du discours scientifique soit compatible avec le “juste” visé par la politique ou le “beau” de la pratique artistique. Chacun doit donc se résoudre à vivre dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes sociaux et moraux mutuellement incompatibles. 
L’émergence des NMS met également fin à un compromis historique entre la sphère économique et la sphère sociale tel que le symbolisait l’Etat-providence. De la fin des années 40 au début des années 60, un consensus régnait sur l’alliance d’un fonctionnement libéral de l’économie et d’une protection sociale des salariés dans le but d’assurer à la fois la croissance économique et l’augmentation du pouvoir d’achat. Par conséquent, l’impératif de croissance économique justifiait une certaine division des tâches entre d’un côté, les partis politiques, qui s’occupaient de la conquête du pouvoir et de l’autre, les syndicats, qui se souciaient de défendre les intérêts sociaux. Les NMS font éclater cette division des tâches en se plaçant en dehors du système politique. Ils organisent de nouvelles formes de protestation (sit-in, occupation de locaux, grèves de la faim), mettant en avant leur caractère ludique ou expressive (gay pride). Ils contestent la centralisation et la représentativité qui est le propre des sociétés démocratiques occidentales et privilégient des procédures participatives (assemblée générale, contrôle des dirigeants). 

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2/ A travers ces nouveaux mouvements sociaux se joue un changement social profond ouvrant un nouveau registre de mobilisation à l’action collective. 

A/ Dans La Révolution silencieuse (1977), Ronald Inglehart souligne que les sociétés occidentales sont marquées par des revendications de plus en plus qualitatives de la part de leur population. La satisfaction des besoins matériels de base accomplie, les citoyens cherchent à améliorer leur autonomie, leur qualité de vie et leur participation à la vie politique. Les attentes essentiellement matérialistes deviennent progressivement post-matérialistes, c’est-à-dire plus qualitative et davantage fondée sur les aspirations individuelles. En s’appuyant sur une étude comparative des systèmes d’attitudes et de hiérarchies de valeur dans six pays d’Europe occidentale, Inglehart constate ainsi la montée de ce type de valeurs, notamment à partir des premières générations du baby-boom. 
Dans Production de la société (1973), Alain Touraine insiste sur “l’historicité” des mouvements sociaux. Selon lui, toute société est caractérisée par un système d’action historique, c’est-à-dire un mode de production particulier. Or à chaque type de société correspond un mouvement social particulier : 

  • dans la société industrielle : le mouvement ouvrier s’articule sur l’opposition capital/travail ; 
  • dans la société postindustrielle : le pouvoir appartient aux détenteurs du savoir et de l’information qui gèrent les appareils de production et d’information dominants. Il qualifie aussi cette société de “société programmée”. La lutte s’y fait entre ces appareils et les usagers. 

Pour Alain Touraine, la société programmée est un système de plus en plus apte à centraliser les données de toute nature sur les individus. Elle accroît les possibilités de maîtrise et de contrôle du développement social qui sont l’objet de luttes entre les acteurs, parce qu’aussi enjeux de pouvoir. 
Son approche se distingue fortement de celle de la théorie de la mobilisation des ressources. Pour lui, les mouvements sociaux ne sont pas les simples supports de revendications matérielles ressemblant tous à des groupes de pression. Il faut prendre en compte aussi les contenus idéologiques, les dimensions de solidarités et d’hostilité à l’égard de l’adversaire, c’est-à-dire réintroduire une certaine dimension subjective. Tout mouvement doit donc s’analyser à partir de trois questions : 

  • qui est l’acteur de classe ? 
  • quel est son adversaire de classe ?
  • quel est l’enjeu de la lutte ? 

La méthode de l’intervention sociologique, utilisée par Touraine, consiste ensuite à entrer en contact direct avec les acteurs de classe afin de les obliger à expliciter le sens de leur action, en les confrontant, tour à tour, à leur adversaire et à l’analyse des sociologues. Ce double processus doit ainsi permettre au groupe de s’auto-analyser, ce qui lui permet de prendre conscience de lui-même et favorise la construction d’une analyse sociologique. 

B/ Il faut toutefois faire preuve d’un certain sens critique dans l’analyse de la nouveauté, afin de ne pas se laisser fasciner par l’objet étudié. Les valeurs morales auxquelles adhèrent les militants des NMS sont aussi celles des Lumières (autonomie individuelle, égalité, solidarité, participation). En outre, il est fort possible d’analyser la revendication de la journée de 8 heures, initiée par le mouvement ouvrier au début du XXe siècle, comme une revendication post-matérialiste. Et les occupations d’usine ou les marches de chômeurs dans les années 30 montrent que les NMS n’ont pas le monopole de l’innovation tactique sur le plan de la mobilisation collective. 
Il faut ajouter que certains NMS connaissent une institutionnalisation marquée. Greenpeace, par exemple, organisation issue du mouvement écologiste, s’est dotée d’un bureau central situé aux Pays-Bas et dirigé par un personnel qualifié. Les enjeux défendus ont aussi pu aboutir à la création de ministères spécialisée (condition féminine, environnement, consommation). 
Enfin, dans Stratégies de la rue (1996), Olivier Fillieule établit que les mobilisations matérialistes (avec pour enjeux les salaires, l’emploi ou le social) restent la composante dominante de l’activité manifestante.
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est le profil sociologique des militants. Le noyau mobilisé des NMS sont des individus issus des nouvelles classes moyennes. Ils sont caractérisés par un niveau d’éducation élevé, bénéficient d’une certaine sécurité économique, notamment parce qu’ils occupent un emploi dans le service public (enseignement, santé, travail social, administration). Contrairement au mouvement ouvrier, ils ne revendiquent pas une conscience de classe (ce qui peut apparaître comme une limite à l’analyse tourainienne qui ressemble à la recherche, jamais aboutie, du Mouvement Social capable de remplacer le mouvement ouvrier à l’époque de la société programmée). 
Autour de ce noyau gravite plusieurs catégories sociales, au gré des mobilisations. Ce sont parfois des paysans, petits commerçants, artisans dont les intérêts économiques peuvent coïncider avec ceux des NMS. Ces alliances conjoncturelles sont fréquentes dans le cadre de mobilisations NIMBY (Not in my garden = pas de ça chez moi), lors de mobilisations locales contre le nucléaire par exemple. On trouve aussi des individus dont la situation sociale n’est pas définie et dont l’autonomie individuelle est faible (étudiants, femmes au foyer, retraités, jeunes sans emploi). Quant aux ouvriers et aux employés, ils restent au contraire peu mobilisés. 
Ces groupes ont en commun de ne pas vouloir passer par le système politique et ses institutions traditionnelles (partis politiques, syndicats). Ils remettent en cause à la fois les notions de représentativité et de bureaucratisation qui sont synonymes de pesanteurs et de dévoiement de la volonté collective. Cependant, ils ne rejettent pas toujours toute stratégie instrumentale et peuvent s’allier à des élites modernisatrices afin de peser dans les réformes sociales ou politiques (environnement, avortement, etc.). Il reste que ce rejet de l’inscription dans le système politique rend les NMS assez éphémères : les mouvements se font et se défont sans s’inscrire dans la durée.

Enfin, dans L’invenzione del presente (1986), Alberto Melluci souligne l’ambiguïté modernisatrice des NMS. Deux facteurs expliquent à la fois leur réussite et leur disparition : 

  • l’attaque aux secteurs archaïques des institutions sociales (prisons, avortement, etc.) ; 
  • l’accent mis sur la question des identités a abouti à la création de marchés propres à valoriser ces nouveaux enjeux : argumentaire “vert” des marques, accent sur la tradition ou sur le commerce équitable.