L’influence des médias

Les médias acquièrent une importance dans la vie des systèmes politiques dès le XIXe siècle (notamment via la presse écrite), mais c’est surtout avec l’arrivée de la radio et de la télévision, au cours du XXe siècle, qu’ils connaissent leur plus grand développement. Considérés comme un quatrième pouvoir (entre autres, par Alexis de Tocqueville), les médias sont à la fois convoités et redoutés. Les acteurs politiques leur prêtent souvent une grande influence du fait de la visibilité sociale importante qu’ils offrent. La réalité semble toutefois assez différente, si l’on en croit la plupart des travaux sociologiques, car si les médias jouent bien un rôle dans la sollicitation de l’émotion ou dans l’inscription à l’agenda de certains sujets, les publics ne subissent pas passivement les opinions qu’ils contribuent à diffuser. 

1/ Si, à l’origine, les médias sont analysés comme ayant une forte influence sur la pensée des individus, de nombreux travaux ont amené par la suite à nuancer cette idée. 

A/ Les premiers travaux consacrés au pouvoir des médias s’intéressent surtout à la manière dont la propagande peut agir sur les individus. 
Dans Propaganda Technique in World War I (1927), Harold Lasswell propose un modèle d’analyse fonctionnaliste appelé le modèle de la seringue hypodermique. Il présente les récepteurs comme passifs et incapables de refuser ou de résister aux messages transmis. Un propagandiste peut ainsi se contenter de diffuser son message pour pouvoir agir sur les comportements des individus. Il doit, néanmoins, se poser au préalable une série de questions afin d’adapter son action de communication au contexte :  

  • qui dit quoi : il faut étudier la motivation et le message de l’émetteur ; 
  • par quel canal : les techniques de diffusion par lequel le message transite (radio, presse, télé, etc.) ; 
  • à qui : analyse des publics selon l’âge, le sexe, etc. ; 
  • avec quel effet : il s’agit de déterminer l’influence du message sur l’auditoire. 

Si le modèle de Lasswell permet d’envisager la communication comme un processus dynamique avec une suite d’étapes, il conçoit la communication uniquement sous un rapport d’influence et de persuasion. Il ne prend en compte ni la possibilité de rétroaction, ni le contexte de réception du message. 
Dans Le Viol des foules par la propagande politique (1939), Serge Tchakhotine affirme également que le pouvoir politique peut endoctriner les masses au moyen de la propagande. Son étude se nourrit de la théorie du psychologue Ivan Pavlov qui a travaillé sur les réflexes conditionnés chez les animaux. Tchakhotine étend ces travaux à la psychologie individuelle et sociale. Il estime ainsi qu’il est possible d’influencer les masses au moyen de la répétition de messages diffusés dans les médias. Sa participation directe à l’action de la propagande anti-hitlérienne dans la Sozial-Democratie de 1930-33 le conduit à une analyse fine du recours au symbolisme (entre autre, le recours aux mythes) propre à l’Allemagne hitlérienne et à souligner l’utilisation massive de la radio. Toutefois sa position objectiviste, qui conduit à réduire le psychisme à la biologie, néglige les capacités de la population à résister aux sollicitations de la propagande. 
Dans La persuasion clandestine (1958), Vance Packard analyse surtout le pouvoir de la publicité. Il met en évidence son poids économique au sein des grands médias de masse et ses capacités de conditionnement du public. Il insiste notamment sur les nouvelles méthodes de manipulation mentale introduites par la télévision comme le message subliminal (James Vicary, chercheur en marketing, sur lequel Packard s’appuie, a constaté qu’en introduisant des messages subliminaux tels que “Buvez du Coca-Cola”, les ventes augmentaient de 15%). Il élargit ensuite son propos à la publicité politique, déjà courante aux Etats-Unis, et estime que les citoyens sont dépossédés de leurs choix par les spécialistes de la manipulation. 
Dans une perspective critique, l’école de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer) juge durement les médias de masse. Dans “L’industrie culturelle” (1964), Theodor Adorno fustige la production culturelle qui a pour objectif de séduire les masses car celle-ci, au lieu de les élever comme le ferait une culture digne de ce nom, ne fait que les avilir. Les informations que les médias de masse véhiculent sont souvent pauvres et insignifiantes. Pourtant, l’industrie culturelle trouve astucieusement à se justifier : elle apporterait des repères aux hommes pour s’orienter dans le monde. En vérité, elle ne fait que ressasser les catégories traditionnelles, conservatrices, alors que la véritable culture montre les conditions d’une vie véritable avec les souffrances et les contradictions qui lui sont inhérentes. 
Enfin, dans L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société avancée (1964), Herbert Marcuse réalise une critique des médias de masse proche de l’école de Francfort. Selon lui, les sociétés industrielles avancées créent des besoins illusoires qui permettent d’intégrer les individus au système de production et de consommation au moyen des médias de masse. La conséquence en est un univers de pensée et de comportement unidimensionnel, au sein duquel l’esprit critique ou les comportements antisystémiques sont progressivement écartés. A l’encontre de ce climat ambiant, Marcuse fait la promotion d’une “négation intégrale” (great refusal), seule opposition adéquate aux méthodes de contrôles de la pensée en cours. 

Recommandé:  Qu'est qu'une nation d'Ernest Renan (fiche de lecture)

B/ A la vision du récepteur passif défendu par Lasswell et, plus généralement, par les penseurs critiques, les auteurs de The People’s Choice (1944), Bernard Berelson, Hazel Gaudet et surtout Paul Lazarsfeld, opposent un travail empirique s’intéressant aux conditions de réception des messages émis par les médias. Dès 1938, le principal auteur de ce livre, Paul Lazarsfeld, enseignant à l’Université de Columbia, prend la direction du Princeton Radio Project qui mesure les audiences radiophoniques. Il met en place une analyse en termes de panels, c’est-à-dire une technique d’enquête visant à suivre un même échantillon à différents moments de manière à mesurer les variations de comportement. 
Les auteurs de The People’s Choice s’interrogent sur l’influence des médias lors du vote à l’élection présidentielle américaine de 1940. Ils mettent en évidence l’effet limité des médias. S’ils tendent à renforcer les opinions préexistantes, ils produisent peu d’influence directe sur les choix individuels. Ils ne font que conforter les choix initiaux des individus. Deux raisons essentielles peuvent être invoquées : 

  • l’exposition sélective au message : les individus peuvent plus ou moins s’exposer à l’influence des médias, ils choisissent quelles émissions écouter ou voir, ils ont tendance à suivre davantage le candidat dont ils se sentent le plus proche et ils peuvent aussi prêter une attention plus ou moins distraite au message émis ; 
  • l’importance du groupe primaire : l’appartenance à un groupe primaire (famille, groupe professionnel, communauté de voisinage) aboutit à retraduire les messages émis par les candidats. 

Dans une autre étude venant conforter ce dernier point, Personal Influence (1955), Paul Lazarsfeld et Elihu Katz élaborent la théorie de la communication à deux étages (two step flow of communication). A partir du constat de la faible perméabilité des individus aux messages des médias, ces deux auteurs soulignent que les électeurs choisissent de voter pour un candidat en fonction de leur entourage. Parmi leurs proches, certains sont plus influents : les “leaders d’opinion”. 
Ces leaders d’opinion peuvent être les hommes politiques, les éditorialistes, les syndicalistes mais aussi les pères de famille, les chefs d’entreprise, etc. Ils possèdent des caractéristiques sociales particulières (niveau de diplôme élevé, statut social favorisé), mais ils occupent surtout une position centrale dans un groupe et ont une capacité à nouer des contacts à l’extérieur de celui-ci. Ils s’exposent davantage aux médias et en retraduisent les discours, de manière plus simple, aux moins intéressés. Ils jouent donc un rôle de “garde-barrière” (gate keeper) en filtrant et en simplifiant les messages à destination d’un public plus large. 
Selon cette théorie, l’influence des médias se fait donc de manière indirecte, en deux étapes : 

  • d’abord le message délivré par le média est reçu et plus ou moins assimilé par un leader d’opinion ; 
  • ensuite, celui-ci fait partager son choix de vote aux personnes qu’il connaît. 

Elle remet en cause l’idée selon laquelle les médias auraient un fort pouvoir d’influence et défend plutôt une vision des médias ayant une influence faible sur les individus. 
Dans Sociologie du journalisme (2001), Erik Neveu souligne que les leaders d’opinion médiatiques (acteurs politiques ou éditorialistes) sont finalement les plus attentifs aux messages des médias, et donc les plus exposés à en subir l’emprise. Certains messages sont d’ailleurs directement émis en direction non pas du grand public, mais de catégories de dirigeants. Les médias eux-mêmes constituent un système interactif où les journalistes politiques spécialisés s’écoutent et s’influencent mutuellement. 

C/ Dans “The Agenda-Setting Function of Mass Media” (1972), Maxwell McCombs et Donald Shaw abordent la question des effets produits par les médias en s’intéressant à la problématique de la mise sur agenda (agenda-setting). Leur étude empirique a pour but de mesurer la relation entre la couverture de l’élection présidentielle américaine de 1968 dans les actualités et les thèmes clés perçus comme importants par le public. 
Les médias doivent, en effet, trier parmi l’actualité afin de construire une liste, souvent par ordre d’importance, des différents événements. La sélection opérée (choix des titres en Une, choix des sujets, durée accordée au cours du journal, etc.) aboutit à focaliser les enjeux sur certains éléments et à en mettre d’autres de côté. 
Dans leur étude, les auteurs observent ainsi une corrélation entre les thèmes ressortant d’une analyse de contenu de différents médias de masse et ceux considérés comme importants par un panel d’électeurs indécis. Par conséquent, la focalisation des médias sur certains thèmes a amené leur public à les considérer comme plus importants que d’autres. Cette approche peut se résumer de la façon suivante : si les médias n’imposent pas ce qu’il faut penser, ils disent cependant à quoi il faut penser
Il reste que des écarts peuvent apparaître entre les attentes des électeurs et les priorités affichées par les médias. Dans “La campagne : la sélection des controverses politiques” (1986), Jean-Louis Missika et Dorine Bregman soulignent que le classement des priorités de l’opinion publique, relativement stables, portent sur des préoccupations économiques et sociales (l’emploi, la crise, etc.), alors que les thèmes prioritaires des médias, en relation avec la campagne, ont été la cohabitation, la communication et la place de la France dans le monde, thèmes qui traditionnellement, mobilisent peu l’opinion publique. 
Dans The Spiral of Silence (1974), Elisabeth Noëlle-Neumann relève un argument supplémentaire en faveur de l’influence faible, mais réelle, des médias sur l’opinion. Selon elle, les médias de masse diffusent une opinion majoritaire qui conduit à marginaliser les personnes qui tentent de penser différemment. Pour éviter cela, nombreux sont les individus qui, se trouvant en désaccord avec l’opinion dominante, finissent par changer d’avis ou bien par se taire. Ce phénomène conduit ensuite à une spirale où les opinions minoritaires le deviennent de plus en plus jusqu’à ce qu’elles s’éteignent ne disposant plus de soutien. 
Il reste que, malgré un certain ostracisme à l’égard des partis extrêmes dans les médias de masse (par exemple le FN ou le NPA), certaines personnes n’hésitent pas à défendre des idées allant à l’encontre de la pensée dominante, ce qui constitue une limite importante à ce type de thèse. Noëlle-Noemann permet cependant de remarquer que l’espace public comporte des règles et que certaines opinions ont plus de chances que d’autres d’accéder aux médias et de susciter ensuite l’adhésion d’un vaste public. 

Recommandé:  La mise en œuvre de l’action publique

2/ L’attention portée aux publics permet de remarquer une différenciation de la réception ainsi qu’une certaine efficacité de la dimension émotionnelle et du recours à l’audiovisuel. 

A/ Stuart Hall dans “Codage/Decodage” (1994) pense le problème de la socialisation par les médias en prenant en compte les dimensions à la fois macro et micro sociologiques : 

  • le processus de codage des messages sont affectés par : 
    • le médium (forme, style, structure narrative, contenus explicites, etc.). Il faut prendre en compte les contraintes d’espace dans la presse, les contraintes de temps à la télévision, etc. ; 
    • les capacités culturelles de réception des destinataires : le public ciblé est souvent segmenté ; 
    • les déterminations économiques et politiques pesant sur le médium : le fonctionnement des agences transnationales dans la collecte des dépêches à l’échelle mondiale ou les phénomènes d’intrusion directe du pouvoir d’Etat dans l’élaboration du contenu informatif ; 
  • le processus de décodage des messages, effectués par les destinataires, sont conditionnés par : 
    • le vécu quotidien du récepteur ; 
    • les milieux d’appartenance microsociale ; 
    • la dissonance entre les messages reçus et l’univers des croyances. 

Cette analyse montre que le message est toujours porteur d’une dimension polysémique et que sa réception n’est pas univoque. Hall propose une typologie des lectures possibles par le récepteur du message : 

  • la lecture conforme à l’encodage (consciente ou inconsciente) ; 
  • la lecture négociée : elle ne retient que certains éléments ; 
  • la lecture oppositionnelle : elle conduit à un refus volontaire de la signification proposée par l’encodage. 

A partir de ce constat, une sociologie de la réception s’est développée ces dernières années. Brigitte Le Grignou dans Du Côté du public. Usages et réceptions de la télévision (2003) montre qu’il n’existe pas de téléspectateur type, mais plusieurs publics, différenciés selon les clivages de classe sociale, de niveau de formation, d’appartenance générationnelle, sexuelle, voire ethnoculturelle. Les destinataires de messages ne sont ni des masses, formant un public captif et manipulable, ni des individus souverainement libres, d’accepter ou de critiquer ce qu’ils regardent et écoutent. Même si les messages sont constitués en fonction de données sociales, les publics cibles ne les absorbent pas passivement, mais réalisent un travail d’exclusion ou d’euphémisation, car les messages qui les sollicitent sont jugés pertinents ou non selon une grille d’analyse subjective. 
En revanche, Brigitte Le Grignou remarque que des corrélations élevées entre le message émis et les opinions formulées sont obtenues lorsque le média tient le langage attendu par les lecteurs. Cela ne signifie pas que les journalistes ont une influence unilatérale, mais que les messages persuasifs sont ceux qui canalisent des passions ou des désirs préexistants. Ils provoquent essentiellement des effets de renforcement ou d’activation sur des segments limités du public. 

B/ L’importance du registre émotionnel de l’information est aussi souligné par Luc Boltanski dans La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique (1993). Son analyse de “la politique de la pitié”, c’est-à-dire du traitement par les médias de la souffrance et du malheur du monde (guerre, tortures, famines, détresses multiples, etc.) le conduit à distinguer trois catégories de traitement : 

  • une démarche de dénonciation : elle associe l’indignation à l’accusation ; 
  • une démarche de sentiment : elle est fondée sur la compassion dont on attend en retour quelque gratitude de la victime ; 
  • une démarche esthétique : elle mêle le goût du sublime et celui du pittoresque sans indignation ni attendrissement. 

Ces trois démarches permettent de transformer la pitié en action politique et morale. Mais Boltanski note qu’individuellement, elles sont toutes trois en crise : la première tend à s’éloigner de l’indignation d’origine, la deuxième finit par se muer en hypocrisie et la troisième dégénère en fiction. Or Boltanski cherche à déterminer les conditions d’une acceptabilité morale du spectacle de la souffrance à distance (par médias interposés). Selon lui, une politique de la pitié est morale seulement lorsqu’elle associe ces trois dimensions. 
Toujours en lien avec les émotions, Corey Robin montre, dans Fear: The History of a Political Idea (2004), que la peur est un des ressorts essentiels des sociétés démocratiques, devenant ainsi “un allié ambigu du libéralisme”. A travers de longs exposés documentés et précis du maccarthysme, de la législation post 11-septembre et du droit du travail américains, il explique que le pouvoir politique joue sur le ressort de l’instinct de survie, la crainte de la perte de ses privilèges et de sa situation matérielle pour faire passer des mesures liberticides. 

C/ L’avènement de la radio et de la télévision pose également la question de l’influence des nouveaux medias. 
Dans La Galaxie Gutenberg (1962), Marshall McLuhan affirme que l’apparition d’un nouveau medium conduit à un changement de culture et à une nouvelle civilisation. Il écrit notamment : “le message, c’est le medium”. Selon lui, dans la communication, l’important est le medium, c’est-à-dire la forme dans laquelle le message est transmis, et notamment ses propriétés technologiques. McLuhan considère ainsi que nous sommes passés de la “Galaxie de Gutenberg” à la “Galaxie de Marconi” (du nom de l’inventeur de la radio). L’imprimerie constituait déjà une amplification considérable du pouvoir de stocker l’information. Mais l’écriture nécessite des contraintes de construction et la lecture sollicite la participation active du lecteur. Au contraire, la radio et la télévision permettent de toucher un plus grand nombre de gens sans qu’ils aient à mettre en oeuvre des processus complexes de décodage. En outre, le son et l’image débordent désormais toutes les frontières réunissant ainsi les individus dans un “village planétaire” (Global Village). 
L’avènement de ce nouveau medium a trois conséquences : 

  • la puissance des médias tient désormais davantage dans l’hypnose associé à la séduction du son et de l’image. Les effets de communication non verbale deviennent plus importants que le message explicite (différence essentielle selon lui entre les médias froids et les médias chauds où la communication est plus sensorielle qu’intellectuelle) ; 
  • les médias audiovisuels ne permettent pas de rétroaction : ils sont unidirectionnels, d’où la passivité du téléspectateur fréquemment l’objet de critiques ; 
  • la capacité d’influence des médias provient de leurs mythologies, de leurs symboles et modèles d’achèvement qu’ils mettent perpétuellement en scène. 
Recommandé:  Les principes budgétaires locaux

Si pour Mac Luhan, de nouveaux médias entraînent une nouvelle culture et une nouvelle civilisation, force est de constater que l’arrivée de la radio, de la télévision et même d’Internet n’a pas conduit à une disparition de la presse et du livre. Certes, leur avenir semble désormais plus complexe (dématérialisation), mais l’immédiateté de l’information conduit aussi à une augmentation du besoin de vérifier et de recouper les données. Internet permet de diffuser des nouvelles qui échappent aux codes classiques du journalisme, mais a aussi l’inconvénient de permettre aux rumeurs de se répandre plus facilement. Il faut ajouter que si Internet favorise la liberté d’expression, il n’est pas forcément évident d’attirer l’attention sur soi. Quoiqu’en pense Mac Luhan, le livre et la presse écrite semblent donc avoir encore quelques beaux jours devant eux.