La mise en œuvre de l’action publique

Guichets à la CAF de Lyon.

La mise en œuvre de l’action publique (implementation en anglais) désigne le processus d’application des décisions politiques. L’analyse séquentielle des politiques publiques a souvent conduit à privilégier l’étape de la décision sur celle de la mise en œuvre. Or le rôle des fonctionnaires de terrain est souvent déterminant dans la mise en place des politiques publiques. Ces derniers disposent d’une marge de manoeuvre leur permettant de modifier, voire d’annuler la décision initiale. Il faut ajouter à cela que les politiques publiques deviennent de plus en plus procédurales et incitatives, laissant ainsi une plus grande marge d’appréciation aux agents chargés de l’application. 

Deux approches complémentaires ont été développées pour étudier la mise en oeuvre de l’action publique : 

  • une approche par le haut (top-down) : elle vise à identifier les facteurs permettant une mise en œuvre conforme aux décisions prises : elle part de la décision et est au service des décideurs ; 
  • une approche par le bas (bottom-up) : elle se concentre sur les agents administratifs de base et sur les ressortissants des politiques publiques : elle part du terrain et de la mise en œuvre. 

1/ L’approche par le haut (top-down) permet d’identifier plusieurs types de facteurs de distorsion entre l’étape de décision et celle de la mise en œuvre. 

A/ Tout d’abord, comme l’a bien mis en évidence la sociologie française des organisations, lorsque le contenu de la décision est flou et ambigu, il laisse une marge d’autonomie importante aux acteurs qui peut introduire des distorsions. Ces distorsions peuvent également provenir d’un écart trop grand de la décision avec les réalités du terrain. 
a/ Dans L’Etat au concret (1982), Jean-Gustave Padioleau recourt à l’exemple de la politique de défrichement des bois et des forêts. Mise en œuvre en 1960, cette politique cherche à contrôler les défrichements qui se multiplient à cette époque du fait de la croissance urbaine, des opérations industrielles et de spéculations agricoles. Pour des raisons à la fois économiques et environnementales, le gouvernement veut restreindre les autorisations de défrichement. Il va donc prendre une circulaire qui introduit un nouveau motif de refus d’autorisation de défricher : la conservation des bois reconnus comme nécessaires à “l’équilibre biologique d’une région”
Mais, en l’absence d’une caractérisation précise de ce qu’est “l’équilibre biologique d’une région”, ce texte va conduire à une application très différenciée selon les départements, laissant ainsi jouer un rôle déterminant à l’administration chargée d’examiner individuellement les dossiers de défrichement : dans les zones de grande culture ou de forte densité urbaine, les refus seront nombreux et systématiques alors que dans le Sud-Ouest, la mise en œuvre restera très limitée, notamment du fait de la concurrence avec d’autres politiques publiques telles que la lutte contre les incendies, le développement des cultures ou l’aménagement touristique. 
b/ Comme nous le disions, les distorsions peuvent aussi résulter d’un trop grand décalage avec les réalités de terrain. La décision reste alors inappliquée. 
Dans Sociologie de l’administration française (1983), François Dupuy et Jean-Claude Thoenig utilisent l’exemple du transport terrestre de marchandises. Ce mode de transport se trouve fortement réglementé, mais la réglementation est mal appliquée. Le non-respect concerne le temps de travail, le tonnage du véhicule et la vitesse. Ces distorsions sont liées à la faible pertinence de deux postulats fondant l’action publique en ce domaine : 

  • la centralité du transporteur : il supporte quasi exclusivement la réglementation, alors que les chargeurs et les auxiliaires sont faiblement intégrés dans le champ d’intervention étatique. Le transporteur est en bout de chaîne et est en situation de dépendance par rapport aux autres acteurs. Pour survivre économiquement, il doit contourner la réglementation, ce qui est permis par la tolérance de certaines infractions par l’administration qui les contrôle et les sanctionne peu ; 
  • la concurrence avec le rail : le rail et la route semblent deux moyens de transport interchangeables dont il suffirait de diminuer les tarifs pour avantager l’un par rapport à l’autre, ce qui conduit à sous-estimer les coûts inhérents au changement de mode de transport en terme d’infrastructures. La réglementation n’a donc finalement que peu d’impact sur le transport ferroviaire. 

B/ La multiplicité des acteurs joue aussi un rôle de distorsion dans la mise en œuvre des politiques publiques. 
Dans Implementation (1973), Jeffrey Pressman et Aaron Wildavsky réalisent une étude sur la mise en œuvre des politiques de l’emploi aux Etats-Unis. L’Etat fédéral décide de subventionner les entreprises qui embauchent des chômeurs de longue durée issus des minorités (noires en particulier) à Oakland en Californie. Mais ils constatent que le programme a un impact restreint : les fonds ne sont pas dépensés en totalité et servent peu au public cible. Mais, ils n’en imputent pas la cause à la décision, car celle-ci faisait l’objet d’un consensus et elle était à la fois simple et claire. 
Selon eux, les obstacles à la mise en œuvre de ce programme ont reposé essentiellement dans la multiplicité des acteurs faisant le lien entre le lieu de la décision et le lieu d’exécution. Des distorsions sont en effet apparues entre le niveau fédéral de la décision et le niveau local du lieu d’exécution. Ce sont ces niveaux intermédiaires qui ont conduit à des retards par rapport aux objectifs initiaux, notamment du fait de la nécessité de négocier avec de nombreux participants. Ils estiment ainsi qu’un nombre important de “points de rencontre” (clearence points) entre des participants nombreux et indépendants augmente le risque qu’un programme d’action publique n’atteigne pas ses objectifs. 
Par conséquent, même si tous les acteurs partagent l’objectif principal du programme d’action publique, Pressman et Wildavsky considèrent que la multiplicité des interactions entre acteurs divers nuit à la mise en œuvre. Elle entraîne quasi mécaniquement une augmentation des possibilités de désaccords et de retards, des différences dans les hiérarchies des priorités, ce qui aboutit à une mise en oeuvre limitée du programme. 

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C/ Enfin, c’est une évidence, mais qui n’est pas toujours prise en compte : pour que la mise en œuvre se fasse conformément à la décision, il faut aussi que les moyens financiers, humains et techniques soient mis à disposition des acteurs : 

  • les moyens financiers : un programme d’action publique tel que celui du droit opposable au logement nécessite que des moyens importants soient mobilisés pour pallier à l’insuffisance des logements disponibles ; 
  • les moyens humains : ils sont souvent un corollaire des moyens financiers (il faut bien que les agents chargés de la mise en œuvre soient rémunérés), par exemple, pour garantir un niveau de placement efficace des chômeurs, il ne suffit pas de prendre des mesures pour encadrer leur prise en charge, il faut aussi que des agents soient embauchés pour s’occuper du traitement des dossiers (surtout lorsque le chômage augmente) ; 
  • les moyens techniques : certaines décisions peuvent mal anticiper les conséquences techniques qu’elles sous-tendent, par exemple, la mise en place du DMP (Dossier médical personnel), mesure phare de la réforme de l’assurance-maladie votée en 2004, devait faciliter le suivi des patients par le transfert d’informations entre les professionnels de soins, mais les difficultés techniques liées à la garantie de la confidentialité et de la sécurité des données individuelles ont entraîné d’importants retard dans sa mise en œuvre (expérimentation en 2010 dans certaines régions alors que sa généralisation était prévue pour 2007). 

A côté des moyens, il faut aussi souligner l’importance de deux autres facteurs dans l’application d’une décision : 

  • l’existence de contrôles et de sanctions : dans “Les conditions de la mesure de l’efficacité en matière de santé” (1998), Albert Ogien montre que l’absence de contrôles et de sanctions dans l’application de l’outil des références médicales opposables (RMO : outil mis en place en 1993 qui doit permettre de maîtriser les dépenses de santé en obligeant les médecins à respecter des normes pratiques pour certaines pathologies) le rend totalement inefficace ; 
  • le contexte général de la mise en œuvre : 
    • le contexte politique : tout changement à la tête d’un exécutif entraîne une modification des priorités, et conduit, par conséquent, soit à des retards ou à une application limitée d’une décision prise par d’autres acteurs politiques, soit à la non mise en œuvre (exemple : loi Thomas de 1996 instaurant des fonds de pension, adoptée juste avant une alternance politique et jamais appliquée) ; 
    • le contexte économique : une période de faible croissance sera peu favorable au déblocage de moyens financiers pour la mise en œuvre d’une politique, alors qu’une forte croissance peut avoir un effet inverse. 

2/ L’approche par le bas (bottom-up) permet de souligner le rôle des acteurs de terrain dans la mise en œuvre des politiques publiques. 

A/ Dans Street-Level Bureaucracy : Dillemmas of the Individual in Public Services (1980), Michael Lipsky consacre son étude aux fonctionnaires de terrain (street-level bureaucrats), c’est-à-dire aux agents de base de l’administration tels que les instituteurs, les travailleurs sociaux, les agents des services sociaux et de santé, les policiers, etc. Ils ont deux caractéristiques : 

  • le contact de face à face avec le public ; 
  • leur action a des effets directs sur l’existence des individus concernés par la politique publique. 

Il établit que ces fonctionnaires disposent d’un pouvoir discrétionnaire car leurs décisions ont un impact sur les ressortissants d’une politique publique, c’est-à-dire sur les individus, les groupes professionnels et les institutions à qui ces politiques sont destinées. Il s’appuie pour démontrer cela sur les résultats de la sociologie des organisations : l’autonomie relative des acteurs au sein de l’administration permet aux agents d’exercer un pouvoir de décision vis-à-vis des usagers. Ce pouvoir repose sur : 

  • la nature, le montant et la qualité des prestations offertes par l’administration ; 
  • le choix d’un recours à des sanctions ; 
  • la durée de la procédure (qu’ils peuvent accélérer ou retarder) ; 
  • le niveau de communication de l’information. 

Michael Lipsky va jusqu’à considérer que les fonctionnaires de terrain sont de véritables faiseurs de politique publique (policy-makers). Sans eux, une politique publique n’aurait aucun effet concret. Dans certains cas, ils peuvent même contribuer à redéfinir l’orientation de l’action publique en en modifiant les finalités. 
Dans Etrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (2005), Alexis Spire montre que de 1945 à 1975, les agents de l’administration des étrangers ont bénéficié d’une forte autonomie, ce qui leur a permis d’exercer une forme de “magistrature bureaucratique”, avec un traitement des étrangers à la carte. De fait, ces fonctionnaires ont sélectionné les étrangers qui étaient présumés assimilables (privilégiant par exemple les Italiens sur les ressortissants d’Afrique noire) alors qu’aucun texte ne prévoyait ce type de procédure. Ils ont ainsi disposé d’une marge d’appréciation importante pour prendre des décisions portant sur le droit au séjour, l’accès au marché du travail et l’acquisition de la nationalité française. 

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B/ Dans d’autres cas, l’autonomie relative dont bénéficient les acteurs peut les conduire à faire davantage que ce qui est prévu à l’origine, notamment en répondant à des demandes extra-juridiques de la part du public cible. C’est ce que montre notamment Vincent Dubois dans La vie au guichet (1999). 
Dans ce livre, Vincent Dubois décrit la situation des agents au guichet des CAF (Caisses d’allocations familiales) dans leurs relations avec le public. Ils sont chargés de délivrer un nombre important de prestations sociales (prestations familiales, RMI, aides au logement, etc.) concernant le plus souvent l’intimité des personnes. Or, il arrive régulièrement qu’ils soient confrontés à des demandes qui ne correspondent pas aux cas prévus par les textes, comme par exemple, des demandes d’écoute ou de conseils. En conséquence, ces agents se retrouvent à gérer des situations de souffrance personnelle liée à la précarité et à la misère, alors que rien ne les habilite à cela. 
Du fait du flou et des incertitudes de la définition de leur fonction, mais aussi de la relative indépendance dont ils bénéficient dans leur travail, ces agents s’adaptent à ces demandes pour pouvoir y répondre. Ils développent de nouvelles pratiques de la relation de guichet où ce dernier devient un lieu de parole et d’échange, souvent vecteur d’un fort engagement personnel, les conduisant parfois à oublier leur fonction. 

C/ Toutefois, l’autonomie des agents ne doit pas être surestimée : ceux-ci ne sont libres que relativement à une situation où les possibilités de réponse sont encadrées par des règles. 
Dans Les dépanneurs de justice. Les petits fonctionnaires entre qualité et équité (2002), une enquête portant sur 500 fonctionnaires, Philippe Warin montre que l’attitude générale des “petits fonctionnaires” consiste plutôt à veiller à une application stricte des règles afin de garantir un égal accès aux droits pour l’ensemble des usagers des services publics, et ce, en vertu d’une norme d’équité. Moins d’un agent sur trois reconnaît procéder sur le mode de l’arrangement avec les règles, et lorsque les fonctionnaires reconnaissent le faire, ils déclarent n’y procéder que de façon exceptionnelle : la pratique de l’arrangement reste donc minoritaire.