Benjamin Franklin (1706-1790). |
“Je suis libéral. La droite ne l’est pas. La gauche doit se réapproprier avec fierté le mot et la chose” écrivait Bertrand Delanoë dans De l’audace (2008). La phrase du maire socialiste de Paris a de quoi surprendre tant il est vrai qu’en France, le libéralisme semble totalement contradictoire avec le socialisme. Pourtant, il existe une occurrence politique du libéralisme qui est à l’origine de la Révolution française et d’un certain progrès social. Le libéralisme désigne, en ce sens, un courant de pensée qui promeut les droits individuels et la liberté comme des valeurs fondamentales. Mais il a aussi un versant économique, source de malentendus, qui défend une intervention limitée de l’Etat dans l’économie. Connoté négativement, ce versant reste pourtant à l’origine d’un développement économique sans précédent et se trouve au fondement des sociétés démocratiques contemporaines appliquant l’économie de marché.
1/ Produit de la modernité, le libéralisme comporte un versant politique et un versant économique qui peuvent être autonomisés.
A/ La pensée libérale est un produit de la modernité. Elle apparaît entre au XVIIe siècle dans un contexte marqué par le développement du capitalisme et de la science moderne. Elle se veut une réponse à l’apparition de l’absolutisme en reconnaissant à chaque être humain des droits naturels tels que la liberté de penser ou la propriété.
Ainsi que le note Benjamin Constant dans De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819), une corrélation entre l’émergence de l’individualisme et l’apparition de la liberté individuelle peut être faite. La comparaison célèbre qu’il réalise entre la liberté des Anciens et celle des Modernes permet de spécifier la liberté de l’époque moderne : alors que chez les Anciens, “l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés (…), chez les Modernes au contraire, l’individu, indépendant dans la vie privée, n’est même dans les Etats les plus libres, souverain qu’en apparence”. En conséquence, si la liberté politique était la marque de l’Antiquité gréco-romaine, la liberté individuelle est le propre de l’époque moderne. Pour Constant, l’individu moderne est celui qui veut jouir de ses droits et développer ses facultés comme bon lui semble du moment qu’il ne nuit pas à autrui.
La liberté des Modernes signifie, pour Constant, “le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité”. Les hommes peuvent à présent éprouver leur liberté dans la sphère privée de l’existence individuelle avec la possibilité de mener en toute indépendance leur vie comme ils l’entendent et non plus, comme pour les Anciens, à travers la participation active et accaparante aux affaires publiques de la communauté politique (même si l’individualisme peut mener à la dépolitisation comme le notait Tocqueville, cf. L’individualisme).
Plus fondamentalement, l’accès à l’indépendance individuelle de chaque homme doit signifier l’avènement progressif d’une société autonomisée par rapport au politique, société dont la consistance propre réside désormais dans l’ensemble des relations que tissent librement et spontanément les individus les uns avec les autres. La liberté des Modernes est fondée sur le respect des libertés civiles et l’absence d’intervention excessive de l’Etat dans la sphère privée des citoyens.
B/ Il existe deux champs possibles du libéralisme :
- un champ politique : il valorise la liberté, “ce bien qui fait jouir des autres biens” estime Montesquieu dans ses Cahiers. Il consiste à défendre la liberté d’expression. L’idée de tolérance religieuse est particulièrement importante et est une revendication des Lumières (notamment de Voltaire). En ce sens, le libéral s’oppose à ce que l’Etat prenne parti en matière de foi religieuse et demande à ce qu’il soit respectueux des droits naturels de chacun. Pour cette raison, il estime nécessaire une séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il reste méfiant vis-à-vis de ceux qui exercent le pouvoir, toujours susceptibles d’en abuser, conformément au mot du diplomate anglais, lord Acton : “le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument”, ils sont conscients que l’Etat garant des libertés peut aussi gravement les menacer et par conséquent, ils estiment que son domaine doit être limité et contrôlé. Le libéral considère ainsi que l’intervention de l’Etat doit être minimal : elle doit se limiter aux fonctions régaliennes qui sont la police, l’armée, la justice et la diplomatie ;
- un champ économique : la pensée politique des libéraux se prolonge par une pensée économique qui limite l’intervention de l’Etat.
- Dans La fable des abeilles (1705), Bernard Mandeville remarque que “les vices privés font la vertu publique”, c’est-à-dire que le bien commun résulte de la liberté laisser à chacun de suivre ses propres intérêts. Il donne l’exemple du libertin qui agit par vice : “sa prodigalité donne du travail à des tailleurs, des serviteurs, des parfumeurs, des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui a leur tour emploient des boulangers, des charpentiers, etc.”.
- Dans La richesse des nations (1776), Adam Smith explique ce paradoxe par le rôle de la main invisible : en suivant son propre intérêt, chaque individu “est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler”. Par conséquent, “ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger qu’il faut espérer notre dîner, mais de leur propre intérêt”. Selon cette conception, une économie administrée produirait moins de richesses que le libre jeu du marché qui grâce à la main invisible apparaît comme un meilleur système d’organisation de l’économie, et ce malgré, le désordre apparent.
- Dans son Traité d’économie politique (1803), Jean-Baptiste Say remarque qu’ “à la tête de l’Etat, c’est déjà faire beaucoup de bien que ne pas faire le mal”.
Pour les libéraux, l’Etat doit donc se contenter d’être un Etat-gendarme et se cantonner à la défense du droit de propriété, à la défense publique et à la production des biens collectifs.
2/ Le libéralisme a connu un succès fulgurant depuis ces deux derniers siècles, mais il reste encore très critiqué.
A/ Plusieurs évènements historiques font la preuve que le libéralisme, tant au plan politique qu’au plan économique, est une réussite :
a) Au cours du XVIIIe siècle :
- l’Angleterre : avec son système de monarchie parlementaire dans lequel la liberté de la presse est garantie, elle devient un symbole de la modernité politique. Au XIXe siècle, elle connaît un développement économique sans précédent grâce au capitalisme libéral. La suppression des Corn Laws (lois sur les droits de douane) favorise l’accroissement des échanges mondiaux et des richesses ;
- les Etats-Unis : les pères fondateurs de la démocratie américaine tels que Benjamin Franklin ou Thomas Jefferson (co-rédacteurs de la Déclaration d’indépendance de 1776) sont imprégnés par les idées libérales. La Constitution américaine de 1787 fait référence aux droits naturels de chacun, son premier amendement garantit la liberté d’expression. Le libéralisme économique inspire également son développement et en fait aujourd’hui la superpuissance que nous connaissons ;
- la France : la Révolution de 1789 s’inspire des idées libérales, la Déclaration des droits de l’Homme reconnaît également les droits naturels de chacun. La première Constitution française tente de créer une monarchie limitée sur le modèle anglais, mais la suite de l’histoire voit se succéder d’autres courants : égalitarisme jacobin, autoritarisme napoléonien ou conservatisme de la Restauration. Cette perte de vue des idées libérales peut être une des explications au retard de la France en termes de développement économique (révolution industrielle tardive notamment).
b) Au cours du XXe siècle :
- sur le plan politique : la défaite du fascisme (1945) et l’effondrement du communisme (1989) ont permis un renforcement de la légitimité de la démocratie libérale. Sur les échiquiers politiques nationaux, les valeurs du libéralisme politique sont implicitement acceptées. Dans L’Opium des intellectuels (1955), Raymond Aron considère que les idées libérales se retrouvent désormais dans tous les partis, au point de ne plus nécessiter de parti spécifique, comme le montre notamment l’exemple anglais du remplacement du parti libéral par le parti travailliste (au Royaume-Uni le terme libéral fait référence à la social-démocratie et à la gauche réformiste) ;
- sur le plan économique : les idées libérales connaissent un essor triomphant au point que le libéralisme fait désormais figure de pensée dominante, voire de pensée unique. La plupart des Etats du monde ont adopté l’économie de marché (parfois imposée de manière brutale comme en Amérique du Sud, au Chili et en Argentine notamment, ce qui entre en contradiction majeure avec la doctrine politique du libéralisme). La création de l’OMC en 1994 a accru le libre-échange encore accentué par l’adhésion de la Chine en 2001. Dans La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), Francis Fukuyama analyse l’avènement de l’économie de marché et de la démocratie libérale comme “la fin de l’Histoire” synonyme dans l’esprit du philosophe Hegel de la fin des conflits idéologiques.
B/ Malgré ses succès, le libéralisme reste encore un objectif à réaliser et continue de faire l’objet de critiques, parfois virulentes.
a) Le libéralisme politique ne triomphe pas partout : dans de nombreux pays, l’idée de liberté continue à faire peur. C’est le cas notamment en Biélorussie, à Cuba ou en Chine qui a certes mis en place une économie de marché, mais qui conserve une idéologie politique inspirée par la dictature du prolétariat. En Russie ou au Venezuela, des pouvoirs autoritaires encadrent sévèrement la liberté d’expression. Il se trouve même contesté dans les démocraties pluralistes traditionnelles, notamment par ceux que Daniel Lindberg appelle dans Le rappel à l’ordre (2002), “les nouveaux réactionnaires”. Ce sont des intellectuels contemporains médiatiques dont les idées apparaissent souvent conservatrices ou réactionnaires, voire racistes ou sexistes. L’analyse de Daniel Lindberg porte notamment sur l’écrivain Michel Houellebecq, les philosophes Alain Finkielkraut, Alain Badiou, Marcel Gauchet, Luc Ferry ou les historiens Pierre-André Taguieff et Pierre Nora.
De manière générale, le libéralisme a entretenu des relations conflictuelles avec les courants suivants :
- le conservatisme : selon ce courant de pensée, le primat de la liberté menacerait les hiérarchies naturelles et les solidarités traditionnelles (Joseph de Maistre dans ses Considérations sur la France publié en 1796 en est le plus féroce tenant) ;
- le catholicisme : pour une partie des catholiques, le libéralisme est perçu comme une pensée qui aggrave les inégalités, le père Henri Lacordaire souligne notamment dans la Quarante-cinquième conférence de Notre-Dame qu’ “entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit” ;
- le socialisme : il dénonce l’écart entre la liberté formelle énoncée par les droits de l’homme et la liberté réelle des plus démunis. De son point de vue, le libéralisme se confond avec l’idéologie des possédants (qu’on se souvienne de l’apostrophe méprisante de Guizot, sous la monarchie de Juillet, lancée à ceux qui ne pouvait payer le cens : “enrichissez-vous”).
Malgré tout, le libéralisme politique reste solidaire d’un certain progrès social. En France, les années 60 ont connu une libéralisation des mœurs importantes qui a modernisé la société : autorisation de l’avortement (1974, loi Veil), facilitation du divorce (1975), promotion de l’égalité hommes-femmes, etc.
b) De nos jours, le libéralisme économique constitue la base de l’économie moderne. L’Etat a un rôle de régulateur, notamment en matière de politique de la concurrence puisqu’il intervient pour limiter l’impact négatif des monopoles sur l’économie. Le libéralisme d’inspiration keynésienne préconise également son intervention ciblée dans le cadre des politiques budgétaires, monétaires, de l’emploi ou de croissance. Il insiste également sur la nécessité de contenir les effets négatifs de la loi de Wagner selon laquelle les dépenses publiques augmentent tendanciellement plus vite que les recettes. Tous les gouvernements recourent à ces principes, des plus ouvertement libéraux comme les Etats-Unis aux plus sociaux-démocrates comme les pays scandinaves. En outre, en accord avec la thèse du doux commerce de Montesquieu, le libéralisme a contribué, par l’instauration du libre-échange et l’interdépendance croissante des économies, à pacifier les relations internationales.
Les critiques actuelles les plus importantes du libéralisme économique portent sur ses conséquences sociales, souvent désastreuses pour les pays en développement. Les mouvements altermondialistes dénoncent l’accroissement des inégalités entre le Nord et le Sud résultant de la mondialisation. Ils soulèvent également la question des conséquences environnementales d’un développement économique non contrôlé dans ces pays. Enfin, ils rendent responsables de la crise le libéralisme financier qui a conduit à la dérégulation des marchés et à la situation de défiance en matière de crédit qui en a résulté.