Le discours politique (fiche de lecture)

Le discours politique est un Que sais-je écrit par Christian Le Bart en 1998. Dans ce livre, Le Bart réalise une synthèse des manières d’étudier cet objet souvent mis de côté par les sciences politiques traditionnelles. Il est vrai que le discours politique a  mauvaise réputation. Souvent perçu comme vide, creux, prévisible, il apparaît comme mensonger (langue de bois). Il est régulièrement opposé à l’action concrète, au terrain, au contact avec la réalité. Selon Le Bart, il est néanmoins possible de l’étudier de manière scientifique. Il reprend l’objet “discours politique” tel qu’il est socialement construit en considérant qu’ils renvoient à tous les discours tenus par les professionnels de la politique. Il s’agit donc d’analyser le discours dans sa dimension discursive la plus accessible : les programmes partisans, les motions de congrès et les discours électoraux.

I/ Les déterminants macrosociaux du discours politique 
Deux directions d’analyse vont être suivies : 

  • le rappel des déterminants sociaux du travail d’énonciation ; 
  • l’élucidation des logiques propres à l’activité discursive dans le champ politique. 

1/ Systèmes politiques, systèmes sociaux 
La prise de parole est encadrée par des interdits (les lois, la décence, le politiquement pensable ou dicible). Le droit à la parole et la définition de ce dont on peut débattre politiquement sont soumis aux grandes variations historiques. A titre d’exemple, l’actuelle législation française réprime la diffamation, l’injure raciale, et la provocation à la discrimination et à la haine raciale. 
Théoriquement, si l’on suit l’idéal démocratique, tous les citoyens peuvent s’exprimer sur tout problème concernant la collectivité à partir du moment où l’argumentation se fonde sur la raison. Mais cette conception est le fruit d’une histoire, il n’en pas toujours été ainsi : 

  • la société grecque antique : elle est marquée par un processus de désacralisation progressive de la parole politique qui passe d’une vision quasi magique dont Platon entretient la nostalgie (attribut des dieux, des rois et des poètes) à une vision laïcisée qui trouve sa formulation la plus achevée dans l’expérience de la polis et dans le recours à la rhétorique (cf. le combat de Platon contre Gorgias). La parole se confond alors avec l’argumentation et la discussion. La rhétorique rend possible l’égalité formelle des citoyens, dimension constitutive de la démocratie directe, en mettant à disposition de chacun les armes du discours. Le risque cependant est qu’elle devienne un instrument de gouvernement à l’usage exclusif des puissants (cf. la Rome impériale) ; 
  • dans l’espace public bourgeois : Habermas a montré comment émerge le discours critique au sein de la sphère publique. Une partie des individus, par l’usage qu’ils font de leur raison, s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité pour la transformer en une sphère où la critique s’exerce contre l’Etat. Mais selon lui, cet espace public, bien loin de se parfaire avec l’élargissement du suffrage et le développement de l’instruction publique, est au contraire soumis à un processus de dévoiement. La faculté critique s’essouffle à mesure qu’émerge une opinion publique de masse ; 
  • dans les sociétés totalitaires : le droit à la parole se trouve rigoureusement distribué et les contenus se trouvent davantage prévisibles. Le locuteur devient ainsi l’instrument du discours puisque son but est de démontrer sans cesse que le réel est adéquat à l’idéologie. Dans La langue de bois (1987), F. Thom écrit : “Il ne peut y avoir de nouvelles, il n’y a que des signes qui confirment l’application de la ligne politique du moment”. Il ajoute que “plus le mensonge est énorme, plus le pouvoir s’affirme avec éclat”. Il rejoint H. Arendt qui, Le système totalitaire (1972), explique que l’idéologie totalitaire se caractérise par un prophétisme scientiste d’autant plus indifférent aux réfutations que la toute-puissance du dictateur transforme les énoncés les plus irréalistes en self-full prophethies : “affirmer que le métro de Moscou est le seul au monde, écrit H. Arendt, ce n’est mentir qu’aussi longtemps que les bolcheviks n’ont pas le pouvoir de détruire tous les autres”. La ligne de séparation entre langage totalitaire et langage démocratique est ici très nette. 

2/ Le poids des modes de communication : l’exemple de la télévision 
Parmi les déterminants sociaux du discours politique, il faut souligner le poids de l’évolution des techniques de transmission des messages. Parmi ces techniques, c’est surtout la télévision qui exerce aujourd’hui un pouvoir structurant sur le discours politique. S’il n’est pas évident que la télévision ait conduit à un affadissement du discours politique, il faut reconnaître toutefois qu’elle incite les professionnels de la politique à “faire court” : l’art de la “petite phrase” fait partie des figures imposées de la prise de parole politique. 
Sur un plateau de télévision, l’impossibilité d’évaluer les réactions du public, incite davantage à la prudence. En outre, l’importance quantitative du public et sa diversité qualitative favorisent l’émergence de discours attrape-tout s’adressant à tous sans fâcher personne. La télévision contribue ainsi au processus d’homogénéisation du discours. Les locuteurs politiques doivent renoncer au jargon et aux argumentations complexes. L’enjeu est de faire simple pour se faire bien comprendre. Le Bart donne comme exemple la manière de parler de Jacques Chirac. Ce dernier faisait la liaison avant de dire le mot suivant (par exemple : “les électeurs vont avoir” en prononçant le t mais en marquant un temps d’arrêt ensuite). C’est un moyen d’accomplir les liaisons imposées par le français légitime tout en ayant le souci de se faire bien comprendre du grand public. 
Les médias ont contribué au décloisonnement des publics en faisant surgir derrière les militants et sympathisant d’un meeting électoral, le “grand public” du journal télévisé. Le locuteur qui doit alors faire face à deux exigences difficilement compatibles, a souvent tendance à sacrifier ses fidèles et à ajuster ses propos sur les attentes des électeurs volatils. Cependant, c’est à la presse qu’il revient in fine de retenir les éléments saillants d’un discours et le grand public aime avoir l’impression d’être le témoin indiscret d’un échange qui ne lui est pas destiné. 
Il reste que les meetings conservent une certaine spécificité. Ainsi le discours d’un leader partisan utilise plutôt le “nous” devant les militants alors qu’il se met davantage en avant devant la presse en recourant au “je”. Le fond reste toutefois le même : manichéisme, simplicité des propositions, etc. 
Il faut ajouter qu’à la télévision se trouvent juxtaposés des locuteurs très différents : les hommes politiques sont appelés à intervenir sur des sujets très divers (et parfois définis comme non politiques), alors même des personnalités diverses (chanteurs, comédiens, présentateurs) prennent position sur des questions considérées comme politiques. Le Bart cite Sept sur Sept, mais on pourrait donner un exemple plus actuel avec l’émission On n’est pas couché sur France 2 au cours de laquelle sont installés dans le même rôle d’interprète autorisé de l’actualité toute sorte de célébrités différentes. 
Pour s’adapter le mieux possible à ces contraintes, les hommes politiques développent des stratégies destinées à élargir leur marge de manœuvre, notamment en s’entourant de professionnels de la communication. Une attention particulière est alors portée au style d’émission considérée : 

  • le face à face avec des experts : l’homme politique est questionné par des journalistes expérimentés, l’opinion publique est l’arbitre d’une série de joutes (aujourd’hui, ce style d’émission correspond à Des paroles et des actes) ; 
  • l’émission intimiste : l’idée est alors de révéler la personnalité profonde de l’homme politique (aujourd’hui : Vivement dimanche prochain, Face aux Français) ; 
  • le talk show : l’invité commente parmi d’autres personnalités, une semaine d’événements nationaux ou internationaux (aujourd’hui : On n’est pas couché).

Le discours politique doit alors s’adapter au ton dominant de l’émission : intimiste, distancié, proche, familier, etc. 

II/ Logique de position et stratégies discursives 

D’autres déterminants du discours résident dans les frontières et les interdits : certaines choses se disent et d’autres non. 

1/ Les logiques de position 
Plusieurs hypothèses peuvent être formulées par référence à l’origine, la trajectoire et la position sociales du locuteur (langage bourgeois contre langage prolétaire), à sa position dans l’espace politique (langage de droite contre langage de gauche), aux rôles institutionnels qu’il endosse (langage de maire, de ministre, de sénateur), à la conjoncture politique enfin (langage électoral, langage « de crise »). 
A/ La bonne façon de parler 
L’homogénéité relative du personnel politique quant à l’origine sociale se retrouve au niveau des façons de parler. Les professionnels de la politique parlent le même français exemplaire, celui de l’école, de l’Université et du Journal officiel. La légitimité politique redouble la légitimité linguistique. La maîtrise du “bien-parler”, conditionne largement le droit d’accès à l’agora démocratique contemporaine. Quiconque veut être entendu, commenté, pris au sérieux, discuté, voire critiqué (mais la critique vaut toujours implicitement reconnaissance) se doit de s’exprimer dans la langue légitime, celle qui fait illusion (et impression) auprès de tous, ceux qui la parlent comme ceux qui ne la parlent pas. 
Les locuteurs politiques peuvent à l’occasion s’écarter du registre légitime, mais ces écarts devront être reçus comme une liberté de langage et non comme faute trahissant l’incomplétude des apprentissages scolaires. Ce dilemme se pose surtout aux leaders des partis politiques se réclamant des milieux populaires (PC, FN) : il leur faut apparaître capable de bien parler sans s’éloigner de ceux qu’ils prétendent représenter. Or la tendance à naturaliser la compétence linguistique et à méconnaître l’arbitraire de la violence symbolique qui définit le « bon français » est très forte surtout au sein des milieux populaires précisément. 
Le double langage peut constituer une solution : le discours relâché aura cours devant les militants, alors que l’on parlera “la langue de l’adversaire” au Parlement ou à la télévision. Mais pour les postulants au métier politique d’origine populaire, il faut refouler leur façon de parler originelle (hypercorrection) sous peine d’être traités en usurpateurs. L’observation des caricaturistes (aujourd’hui Les Guignols de l’Info) permet de voir cette police linguistique à l’œuvre. Les politiques qui ne possèdent pas le français légitime sont tournés en dérision (on pourrait citer aujourd’hui Nadine Morano ou David Douillet). Les accents sont également mal vus (l’accent d’Eva Joly raillé pour ses tonalités germaniques lui donne une image austère, voire psychorigide). Inversement, l’absence de naturel qui trahit l’origine sociale et professionnelle se trouve soulignée (Alain Juppé par exemple). L’humour joue un rôle de rappel à l’ordre (ordre politique, social, linguistique), par la stigmatisation de ceux qui prétendent faire de la politique sans maîtriser la langue légitime. 
Il existe ainsi une façon de parler politique considérée comme la bonne manière de s’exprimer. A titre d’illustration, les hommes politiques comme tous les dominants culturels commettent peu de fautes d’expression et ont tendance à réaliser les liaisons facultatives (“je vais essayer”, “vous êtes invités”). Cette propension à faire des liaisons augmente avec le niveau de capital scolaire des locuteurs. Mais la situation d’énonciation influence aussi cette pratique : les liaisons se raréfient lorsque la tension liée à l’acte de parole diminue. Comme le souligne Le Bart : “habitus et surveillance conjuguent leurs effets”
B/ L’importance du clivage politique 
Les clivages politiques constituent une variable plus pertinente pour rendre compte de l’éclatement des discours. Les croyances qui fondent une position politique s’objectivent dans un langage. Chaque organisation politique tente ainsi de souder ses troupes et de se distinguer des organisations concurrentes par un vocabulaire faisant sens pour ses membres. Le discours construit une commune vision du monde au moyen de mots-clefs. 
Les variations discursives constituent un excellent révélateur des divergences entre familles politiques. Les différences de vocabulaire peuvent servir à accentuer symboliquement ces divergences, chaque organisation ayant intérêt à faire entendre sa différence. L’école “privée” des uns sera l’école “libre” des autres. Ce marquage idéologique peut même à l’occasion masquer un authentique consensus sur le fond : la “rigueur” d’un gouvernement peut aussi être désigné sous le vocable moins flatteur d'”austérité”.
Les registres explicatifs diffèrent également d’un parti à l’autre. Pour expliquer la persistance du chômage, chacun va invoquer des causalités propres à leur position politique : la dynamique du capitalisme et du profit, l’immigration, l’absence d’aménagement du temps de travail, etc. Le travail accompli par les partis politiques est alors d’imposer aux militants et aux personnalités habilités à parler en leur nom un univers cohérent. Cette entreprise d’unification réussit d’autant mieux que la structure interne du parti consacre l’autorité du leader : il est pour cette raison plus facile de parler du discours FN ou PC que du discours socialiste ou gaulliste. 
C/ Le poids des rôles 
On ne parle pas de la même façon selon que l’on est maire en exercice ou conseiller municipal d’opposition. Certes, tous les acteurs politiques sont soumis à cette contrainte très générique qui consiste à plaire. Mais le devoir de séduction consubstantiel au suffrage universel se décline selon des modalités très diverses : 

  • les publics visés sont multiples (plaire au public télévisé d’un soir n’est pas plaire à l’électorat centriste en vue d’un second tour difficile) ; 
  • cet impératif catégorique est si général qu’il ne détermine que très approximativement le discours politique. Il fixe sans doute des interdits, mais ne suffit pas à rendre tous les discours identiques et interchangeables (contrairement à ce qu’aimeraient les pourfendeurs de la politique politicienne). 

Quelques exemples permettront de repérer les contraintes de rôle qui encadrent la parole politique : 

  • le devoir de parole : la prise de parole est obligatoire en certaines circonstances (le duel de l’entre-deux tours à lors de l’élection présidentielle) ; 
  • le rituel : les contenus des discours tournent en certaines circonstances au simple rituel. 

Le Bart fait l’hypothèse que le rôle est d’autant plus rigoureusement défini que l’on s’élève dans la hiérarchie institutionnelle. C’est ce que montre le cas ultime du Président de la République. En apparence, ce dernier pourrait paraître peu soumis aux contraintes : le droit (la Constitution) ne dit rien de la parole présidentielle, il peut intervenir quand il veut et où il le souhaite. Néanmoins, il doit assumer des contraintes de rôle. Il a notamment des obligations de calendrier (1er janvier, 14 juillet) et surtout une obligation de hauteur (d’où la distance avec laquelle les détenteurs successifs de la fonction se place lorsqu’il s’agit de s’exprimer sur les péripéties événementielles de l’instant). 
Sur ce dernier point, la présidence de Nicolas Sarkozy marque de notre point de vue une certaine rupture avec ce que décrit Le Bart : il n’hésite pas à intervenir sur le vif et avec une implication directe. Le style du personnage est aussi une dimension à prendre en compte, ainsi que l’évolution des pratiques et des représentations au sein du champ journalistique. 
Enfin, la position politique du locuteur transparaît dans le discours selon s’il occupe le pouvoir ou s’il se trouve dans l’opposition : 

  • les gouvernants auront une position plutôt optimiste, réclamant du temps pour voir les fruits de leur politique. Ils vont souligner l’héritage calamiteux auquel ils ont succédé. Ils vont également insister sur les contraintes structurelles qui encadrent et limitent leur action ; 
  • les opposants vont dénoncer les affres de la situation actuelle et affirmer qu’une autre politique est possible. Ils vont également mettre l’accent sur les opportunités d’action et faire preuve d’un intense volontarisme. 
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D/ La conjoncture politique 
La conjoncture politique pèse sur la production des discours : en période électorale, le discours se fait plus incisif, il s’émancipe des contraintes de réalité pour succomber à l’euphorique promesse d’un monde meilleur. 
Le contexte électoral accentue les traits propres au discours politique. Par exemple, les campagnes présidentielles se caractérisent, d’un tour à l’autre, par une dépolitisation croissante du vocabulaire. Après avoir rassemblé son camp en donnant des gages idéologiques, le candidat doit se lancer à l’assaut de l’électorat indécis en utilisant un vocabulaire simple, peu idéologique et peu politisé. 
Lors des crises politiques, il existe un processus de désectorisation qui fragilise les définitions rigides du droit à prendre la parole. De nouveaux acteurs font irruption et des locuteurs improvisés peuvent alors exceptionnellement participer à la formulation de l’offre politique pour élargir le champ du politiquement pensable. 
Enfin, les hommes politiques réagissent à propos de problèmes mis en lumière essentiellement par des journalistes. Ces derniers ont le pouvoir d’interpeller les politiciens sur ce qu’ils estiment être digne d’attention. Certes, les hommes politiques peuvent opposer au questionnement d’un journaliste leur connaissance intuitive des “vrais problèmes que se posent les Français”. Mais l’actualité sert de prétexte pour faire réagir l’homme politique : la mort d’un sans-abri oblige à parler politique de logement, la mort d’un policier oblige à parler d’une réforme du droit pénal, etc. Le processus d’agenda-building est certes un jeu complexe qu’aucun acteur ne peut prétendre contrôler, mais les professionnels de la politique ne sont pas ici en position dominante. 

2/ L’activité discursive 

Un acteur politique ne s’exprime pas sans penser aux effets de ce qu’il va dire. Cette vigilance légitime une approche en termes de stratégie. La stratégie renvoie à l’intention originale du locuteur. Mais lorsqu’il est questionné par des journalistes, l’homme politique doit s’adapter. Il met alors en œuvre diverses tactiques, à savoir des bricolages opérés dans l’instant et relevant plus de l’habitus (et de l’habitude) que de la stratégie. Toute énonciation concrète mélange ces deux registres : par exemple le locuteur politique réfléchit à l’avance à ce qu’il va dire, mais ne sait pas encore comment il va le dire. Le fond est défini stratégiquement, la forme abandonnée à la tactique du moment. 
A/ La parole politique comme tactique 
Le discours politique est rarement improvisé. L’acteur politique réfléchit à l’avance à ce qu’il va dire. Il peut préparer ses réponses en se tenant bien au fait des dossiers du moment. Mais il demeure néanmoins une part irréductible d’improvisation (lors de réactions « à chaud »). C’est d’ailleurs pour cette raison que la parole politique revêt une forte dimension dramaturgique. 
L’importance de l’improvisation explique que le talent oratoire ait une importance dans le métier politique. Mais comme le charisme, l’excellence oratoire est moins le fait d’un individu que le produit de la rencontre entre une socialisation, un rôle et une situation (un lieu de prise de parole). Il faut en effet avoir appris à parler, se sentir compétent et légitime à s’exprimer. 
Lorsqu’il prend la parole en public, l’homme politique doit donner à voir une façade conforme aux attentes de celui-ci (que ce public lui est particulièrement cher, en gommant le caractère routinier de la situation pour lui). 
Les locuteurs politiques sont contraints de parler lentement, en pesant chaque mot, c’est-à-dire de faire preuve de que les linguistes appellent la “vigilance métalinguistique” pour désigner ces situations où les enjeux de la communications sont tels que le locuteur doit réfléchir à la fois à ce qu’il va dire et à ses effets probables, tout en produisant une impression de spontanéité et de décontraction. 
Plusieurs tactiques permettent de limiter l’incertitude en la matière : 

  • parler au nom de la majorité silencieuse : cela permet aux acteurs politiques d’imposer des modèles de comportements qui, par une sorte de bluff, peuvent acquérir le statut d’évidences ; 
  • s’attribuer les événements positifs en se déchargeant de la responsabilité des événements négatifs ; 
  • recourir au répertoire de mots-clefs propres au courant qu’il représente (“le problème de l’immigration”, “la mondialisation de l’économie”, “l’exigence de justice sociale”, etc.) ; 
  • utiliser les expressions du sens commun : elles présentent le double avantage d’être immédiatement disponibles (elles viennent spontanément à l’esprit) et de faire immédiatement autorité (“L’État ne peut vivre éternellement à crédit”, “Face à la compétition électorale, l’union fait la force”, etc.). 

B/ Le discours politique comme stratégie 
L’introduction du marketing politique a conduit à faire du discours politique un produit collectif. Il permet de programmer les choix stratégiques et de limiter le recours à l’improvisation. La recherche de popularité se déploie alors en d’infinies nuances : parfois le silence est plus efficace, même si ce recours est provisoire, car en politique, il faut parler pour exister. Des enquêtes d’opinion sont aussi réalisées afin de tester certains slogans et mesurer l’impact de telle ou telle prise de décision. 
Le souci de paraître des politiques s’aperçoit aisément dans le travail que les acteurs politiques vont réaliser sur leur image. Ils vont chercher à corriger les défauts de leur mode d’expression (cf. Thatcher parvenant, sur le conseil de professionnels du théâtre et de la télévision, à poser une voix jugée trop pointue en parlant plus doucement). On distingue alors : 

  • l’hypercorrection : les locuteurs vont faire un effort pour mieux parler ; 
  • l’hypocorrection : les locuteurs vont faire l’inverse (par exemple, ne pas prononcer le ne de la négation) soit pour limiter l’effet de domination de leur position sociale, soit pour séduire un public spécifique, cette stratégie permettant de “faire peuple”. 

Mais le marketing politique a une efficacité limitée. Il faut surtout souligner le talent d’une corporation qui a réussi à faire croire à son utilité (Giscard qui est convaincu que ce qui a fait l’élection est sa phrase : “Monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le monopole du cœur” ou encore Séguéla qui cherche à fait croire que c’est son slogan “La force tranquille” qui a contribué à faire l’élection de 1981). 
En outre, le marketing politique tend à réduire la marge de manœuvre des locuteurs. La croyance en son efficacité conduit à se conformer à des règles d’énonciation arbitraires : “règle des 4 C” pour J.-M. Cotteret (être clair, court, cohérent, crédible), vitesse d’élocution entre 130 et 150 mots par minute, enfermement dans les 2 000 mots du « français fondamental », disqualification de l’agressivité verbale, etc. 
Le repérage des stratégies d’un locuteur politique constitue une posture banale de réception du discours. Chaque production discursive peut donner lieu à une analyse stratégique de la part des journalistes politiques, ces derniers n’hésitant pas à mobiliser l’entourage du locuteur (amis ou ennemis) pour découvrir le sens ultime d’un propos tenu. Avec davantage de recul et de distance, certains politistes s’efforcent également de reconstruire l’intentionnalité stratégique dont le discours est le produit. La démarche la plus classique consiste à interpréter le choix des thématiques dominantes : mettre en rapport les expressions favorites du locuteur avec une stratégie attrape-tout adéquate à la logique d’un scrutin (exemple : la stratégie du « ninisme » qui consiste toujours à invoquer une troisième voie raisonnable entre les extrêmes que sont le socialisme et le libéralisme). 
Il est aussi possible (et plus subtile) de fonder une stratégie sur l’archaïsme, voire sur l’erreur de communication, afin de rendre une image plus sincère et plus audacieuse (Mitterrand par exemple qui assoie sa réputation d’homme de lettres face à ses concurrents énarques en choisissant de s’adresser selon une modalité désuète – au moyen d’une lettre – aux électeurs). Ce dernier exemple montre que les meilleures stratégies de communication sont celles qui n’apparaissent pas telles aux yeux du public, voire même qui n’apparaissent pas telles aux yeux de celui qui les conduit. Là encore, le métier (on pourrait parler d’habitus professionnel) est ce qui permet de gagner sans avoir l’impression de jouer, de faire les bons choix sans avoir le sentiment d’avoir à choisir. 

III/ Les contenus des discours politiques 

Il existe un principe de méfiance vis-à-vis du discours politique : plus personne n’est prêt à le comprendre au pied de la lettre. 

1/ Le discours politique au pluriel : singularités, écarts, différences 
L’analyse de discours est un courant de recherche lexico-métrique très développé en France. Elle consiste à repérer les fréquences de vocabulaire. 
A/ Les travaux pionniers 
Dans Le vocabulaire du général de Gaulle (1969), Cotteret et Moreau ont pu mettre en avant des variations internes dans le style du général de Gaulle et ont distingué deux types d’allocutions radiotélévisées : 

  • les discours-appels : ils sont brefs, marqués par l’emploi du “je” et du “vous”, et des mots : République, État, peuple, moi, confiance, nation, etc. ; 
  • les discours-bilan : ils sont plus longs, centrés sur le “nous” et avec un vocabulaire plus varié. Ce n’est pas un “nous” de majesté, mais un “nous” qui donne au téléspectateur le sentiment d’avoir participé à la réussite du projet. 

Dans Le style des candidats à la présidence de la République (1971), Jean Roche réalise une étude quantitative de stylistique à partir des “appels” des candidats aux scrutins de 1965 et 1969. Il procède à un dépouillement quantitatif rigoureux des moyens rhétoriques utilisés pour établir un “portrait stylistique” des candidats. Il en ressort que le général de Gaulle montre une préférence pour l’hyperbate (consiste à intervertir l’ordre naturel des mots), alors que Mitterrand recourt davantage à l’épanalepse (répétition d’un mot dans des unités syntaxiques successives). 
B/ Le repérage des fréquences : les analyses lexicométriques 
La lexicométrie est l’analyse systématique du vocabulaire d’un corpus clos constitué autour de variables et d’invariants déterminés. L’informatique permet de savoir quels sont les substantifs les plus utilisés au sein d’un corpus. On peut ainsi constater quels sont les mots récurrents dans un discours politique. Cette approche permet de reconstruire le lexique idéologique d’un parti : les fréquences révèlent les représentations du monde propres à un groupe. Les reliefs lexico-métriques donnent à voir le choix des mots employés pour désigner une réalité : le fait qu’on dise, au PCF, “de Gaulle” de préférence à “Président de la République” peut être interprété comme une marque de réprobation (les communistes entendent ne pas paraître dupes de l’institutionnalisation d’un pouvoir personnel). 
Cette approche comporte néanmoins plusieurs limites : 

  • la délimitation de l’objet : on transforme plusieurs discours en un corpus clos, isolé de son contexte alors que le discours politique se présente comme un flux incessant, personne ne peut prétendre parler en premier ou avoir le dernier mot ; 
  • l’interprétation des fréquences : l’emploi récurrent d’un substantif ne signifie pas nécessairement qu’il constitue une préoccupation centrale pour l’auteur du discours étudié (Giscard d’Estaing par exemple fait un emploi fréquent du terme “travailleurs”). Sans compter que la rareté peut frapper davantage que la fréquence, par exemple si elle résulte d’une incursion exceptionnelle dans un champ lexical éloigné du champ politique (“chienlit”, “chébran”, etc.). Enfin, dans un discours polémique le locuteur peut reprendre le vocabulaire de son adversaire ; 
  • le type d’objet : une fréquence peut caractériser le style personnel, le rôle endossé ou encore le contexte d’énonciation ; 
  • le sens de la fréquence : s’il faut compter le nombre d’occurrence d’un mot pour se rendre compte de son importante, ce n’est pas perceptible par l’auditoire, et donc sans intérêt ; 
  • l’essence du discours : ce n’est pas une addition de mots, il faut donc aussi travailler à l’échelle des énoncés tout entiers. 

2/ L’analyse de discours 
L’analyse de discours est une jeune discipline qui réalise un déplacement d’objet du mot vers l’énoncé. Ce dernier est jugé davantage porteur de sens. L’enjeu est de voir comment les mots figurent dans le texte : l’analyse va s’intéresser aux structures de l’énonciation (distance par rapport à un énoncé), sur les transformations imposées à un énoncé (négation, passif) et, plus généralement, sur les embrayeurs du discours. L’accent est mis sur les relations de dépendance entre énoncés, les co-occurrences, et tout ce qui relève de l’interdiscours. 
Conjuguant les acquis de la lexicométrie et de l’analyse de discours, plusieurs politistes vont alors proposer une approche renouvelée du discours politique. Ils remarquent qu’il obéit à des règles prévisibles. Il devient ainsi possible de donner sens aux termes les plus ordinaires, en mettant en évidence des agencements syntagmatiques significatifs. Cette approche ouvre sur sur une investigation prenant pour objet non plus seulement le registre de vocabulaire dans lequel puise un locuteur, mais aussi le contenu, voire le style, de son message. Deux choses apparaissent : la finesse des opérations de filtrage dont résulte tout énoncé et la structure d’ensemble qui sous-tend le discours. 
A titre d’exemples : 

  • il est possible d’étudier les fils argumentatifs pour mettre en avant le circuit du discours (comment il commence et par quoi il finit, par exemple dans les discours de Mitterrand : l’Homme constitue à la fois le point de départ et d’arrivée) ; 
  • les mots entretiennent entre eux des rapports magnétiques, ainsi le mot pouvoir pris isolément a peu d’intérêt, mais dans le discours communiste par exemple, il est souvent associé aux mots “personnel”, “gaulliste” ou “monopole” ; 
  • le recours à la voix passive a pour fonction d’occulter l’agent de l’action, ce qui permet d’insister sur la nécessité imposée par l’ordre des choses et son administration. 
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3/ Le discours politique au singulier : les invariants d’un récit 
Tout discours exprime la tension entre les lois d’un genre (l’allocution présidentielle, l’autobiographie…) et la liberté d’un locuteur (sa touche personnelle). Or le commentaire a souvent tendance à privilégier le second aspect. Les journalistes politiques cherchent ainsi à déterminer les stratégies des hommes politiques en délaissant les lois du genre. Ces dernières peuvent pourtant être étudiées en tant que telles. L’analyse se centre alors non sur ce que les hommes politiques veulent dire, mais plutôt sur ce qu’ils ne peuvent pas ne pas dire. 
Si le discours politique est tenu à des figures imposées qui bornent vigoureusement le champ des possibles, c’est qu’il ne peut pas remettre en cause les illusions fondatrices du champ politique. Les locuteurs intègrent ces lois du genre et les accommodent au gré de leurs convenances stratégiques. C’est ce que Bourdieu appelle, dans Raisons pratiques (1994), l’illusio : “le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle”. Cette illusio est propre à tout champ social et tous ceux qui y entrent ont ce rapport au champ. 
L’illusio renvoie à la notion de mythe, c’est-à-dire à un récit nécessaire à la pérennité d’un ordre social. Le mythe irrigue les représentations et les cultures, il se sédimente en une infinité d’énoncés homologues au point d’apparaître comme le produit d’un système social. Ainsi, le discours politique permet de repérer les mythologies politiques, c’est-à-dire les représentations sociales dominantes et les croyances qui jettent les bases culturelles d’un univers politique légitime. 
Le discours politique contribue à légitimer l’ordre politique en nouant les fils d’une intrigue en quatre temps, dont la trame peut s’énoncer comme suit (ce sont 4 formes d’illusio) : 

  1. La réalité sociale est transparente. 
  2. L’autorité politique est légitime. 
  3. Elle maîtrise les phénomènes sociaux. 
  4. L’addition des citoyens forme une communauté. 

Patrons obligés du discours politique, ces quatre propositions révèlent en creux l’indicible, et probablement l’impensable politique : 

  1. Je ne comprends rien.
  2. Je n’ai aucun droit à gouverner.
  3. Je ne peux rien faire pour vous.
  4. Vous n’êtes qu’une addition d’individus différents. 

A/ La mise en transparence du social 
Dans Politics as Language (1971), M. Edelman a souligné que le mythe permettait de vivre dans un monde où les causes sont simples et ordonnées, et où les solutions sont apparentes. Il a également montré que le discours politique contribue à fournir des visions globales, cohérentes et simples du monde. 
La mise en transparence du social emprunte deux voies : 

  • la classification : il produit de la transparence au moyen de taxinomies manichéennes qui redoublent souvent, de façon plus ou moins euphémisée, le clivage bien/mal (“le peuple” opposé aux “gros”, “nous” et “eux”, et d’autres couples binaires traditionnels : ami/ennemi, ordre/désordre, légitime/illégitime, moderne/archaïque, vrai/ faux, juste/injuste, privé/public, etc.) ;
  • l’explication : elle emprunte à deux registres bénéficiant d’une forte légitimité : 
    • le sens commun : il est sollicité au travers de l’anthropomorphisme (en termes de rhétorique, on parlera de prosopopée et de personnification). Le discours politique néglige en effet souvent les processus sans sujet, les effets émergeants, les structures : il se peuple de personnages, réduisant la vie sociale à des agissements simples. Par métonymie, une organisation se résume à son porte-parole officiel, un État à son chef, une ville à son maire (“les États-Unis doivent comprendre que… “, “l’opinion publique ne tolérera pas que…”). De cette manière, la société se psychologise et se simplifie. En outre, le paradigme de la nature imprègne les énoncés politiques, notamment lorsqu’il s’agit de décrire les crises politiques (fièvre, explosion, big bang, tension, révolution, séisme, etc.). Le vocabulaire des sciences naturelles invite à naturaliser le phénomène considéré. Le procédé consiste à déproblématiser un objet, à le faire aller de soi. Les métaphores maritimes (la tempête, le navire, le capitaine) sont aussi un moyen de dépolitiser des objets politiques : elles offrent des significations partagées par tous pour rendre compte d’événements complexes ; 
    • l’analyse scientifique : les sciences sociales peuvent être un autre moyen de décoder le réel, surtout l’économie qui jouit d’une plus forte légitimité que la sociologie, accessibles sous la forme de vulgates (corrélations macroéconomiques). Cette convocation de l’analyse scientifique permet de renforcer une position de surplomb que le politique partage symboliquement avec le savant, mais elle est risquée car elle peut devenir ésotérique, il vaut mieux rester dans le lieu commun savant que de se lancer dans des explications trop complexes. Mais le politique est contraint d’apparaître comme celui qui sait, qui comprend et qui peut expliquer. Cette mise en transparence nécessite un usage stratégique du silence. Lorsque les politiques sont dans l’incapacité d’expliquer certains éléments qui débordent leurs matrices de lecture, il vaut mieux qu’ils se taisent. 

B/ La légitimation de soi 
La quête de légitimité est un souci constant des acteurs politiques, mais aussi plus largement pour l’ensemble des institutions et structures qui rendent possible l’activité politique (État, régime, mode de scrutin, décisions…). C’est pourtant toujours soi qu’il s’agit de légitimer, au travers d’un rôle, d’une institution, d’une décision. 
Les hommes politiques sont en permanence soucieux d’assurer leurs positions en affirmant le bien-fondé de leurs prétentions à faire de la politique et à exercer le pouvoir. La dimension stratégique de cette prétention est manifeste, notamment à travers l’activité de “présentation de soi” à laquelle ils se livrent. 
Lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes, les hommes politiques puisent dans des registres de légitimation divers, depuis la légitimation du rôle qu’ils endossent (maire, député, ministre) jusqu’à celle de leur personne. Cela explique par ailleurs la personnalisation des rivalités politiques. 
La légitimation du rôle repose sur l’invocation de valeurs supposées partagées par tous : la démocratie (“je suis un élu du peuple”), la générosité (“un maire ne peut rester les bras croisés face à la détresse sociale”), etc. 
Les registres de légitimation dans lesquels puisent les politiques sont nombreux et débordent largement la seule légitimité politique liée au suffrage universel. L’autolégitimation s’apparente à un bricolage : les hommes politiques fabriquent de la légitimité avec des éléments récupérés ici ou là, empruntent aux “modes de justification” déjà en circulation dans la société du moment, et jouent sur plusieurs registres en même temps. 
Chaque titulaire du rôle doit travailler à se forger un capital de légitimité qui sera nécessairement personnel. Le “je” en recherche d’autolégitimation prétend exprimer et refléter la vérité d’une personne, voire de son moi profond. La source de la légitimité se déplace de la fonction vers le style : jeunesse, expérience, simplicité, classe, sincérité, honnêteté sont supposées constituer des attributs de la personne. 
Il est possible de modéliser ces stratégies de production d’un soi légitime par référence à deux axes déployés simultanément : 

  • l’axe intégration : les locuteurs politiques s’auto-octroient la légitimité conférée par une proximité avérée avec le peuple (simplicité, rusticité, accessibilité, humilité, origines modestes), laissent poindre des émotions premières (on laisse parler son cœur), mentionnent leur attachement à un territoire (maison de famille, lieu de vacances, racines) ; 
  • l’axe distinction : inverse, mais complémentaire du précédent, la légitimité sollicitée est celle de l’excellence, sous de multiples formes (diplômes, compétences, expérience, force de caractère, courage, autorité “naturelle”, hauteur de vue, dévouement, etc.). Le leader politique est certes proche des gens, mais il ne peut se confondre avec le groupe, il doit bénéficier d’une légitimité distinctive. 

Les hommes politiques peuvent aussi être amenés à contester la légitimité politique de l’adversaire, c’est-à-dire sa prétention à incarner l’intérêt général. La délégitimation d’autrui passe notamment par les arguments ad hominem : il s’agit de remettre en cause le discours de l’adversaire (contradiction au sein du discours, décalage entre discours et pratique) ou sa personne (immoralité, malhonnêteté, incompétence, amitiés encombrantes…). Ces échanges ont pour conséquence d’annuler les processus de légitimation sur le marché politique : ce qu’un locuteur s’efforce de construire, un autre le menace. 
C/ La prétention à régir le social 
Elle s’affirme de deux manières : 

  • par les discours célébrant la puissance du politique : le discours politique réactive une conception substantialiste du pouvoir (cf. “avoir le pouvoir”) au point d’en faire parfois l’équivalent fonctionnel du mana étudié par les anthropologues. Même si la réalité offre de nombreux démentis de cette puissance, la fiction du pouvoir se maintient car elle se redouble de rituels, de protocoles et de lieux de pouvoir. Ce discours de puissance est intransitif : il fait du pouvoir l’attribut d’une personne sans s’intéresser aux objets sur lesquels celui-ci peut s’appliquer. C’est cela qui fait d’ailleurs la force de la promesse électorale ; les discours célébrant la puissance du politique tendent, sauf exception, à s’additionner (personne n’ose dire que le pouvoir ne sert à rien, que le roi est nu) ; 
  • par les discours d’imputation : désigne l’ensemble des énoncés par lesquels un homme politique établit un lien de causalité entre ce qu’il a fait (décision) et ce qu’il constate (réalité sociale). La diversité infinie des causes est oubliée au profit d’un schéma monocausal simpliste et instiguant l’idée d’une maîtrise du social. Le discours a alors pour fonction de mettre en valeur les faits positifs, de faire oublier les faits négatifs (euphémisation des problèmes sociaux) et de bricoler une relation de causalité vraisemblable entre le soi décidant et la réalité constatée (d’où l’importance du choix des exemples et des indicateurs à mettre en avant). L’enjeu est de transformer la réalité sociale en réalité positive, puis cette réalité positive en bilan personnel. 

Contrairement aux discours sur la puissance, les discours d’imputation alimentent le débat politique du fait de leur contradiction (cf. les querelles de chiffres ou de paternité pour s’attribuer une situation). En effet, l’opposant ne peut pas remettre en cause la puissance du politique puisqu’il convoite son poste. La seule possibilité est alors de critiquer le titulaire du rôle (incompétence, aveuglement, malhonnêteté) tout en affirmant par ailleurs qu’une autre politique est possible. 
D/ La construction des identités 
Le discours politique joue un rôle dans l’activation des mécanismes identitaires : 

  • l’usage du nous : il exprime l’idéal d’une communauté parfaitement soudée. La légitimité du leader est adossée à la croyance en l’existence d’un groupe dont il porte la parole. Le représentant fait le groupe qui fait le représentant ; 
  • la référence au public cible : ce sont les “Françaises ou les Français” ou bien encore “les défenseurs de la justice sociale”. Ces identités artificielles finissent par devenir évidentes et invitent le public cible à adopter une posture identitaire précise. Le discours peut même être phatique (selon l’expression de Pierre Clastres dans La société contre l’Etat, 1974) : le chef parle “pour ne rien dire”, mais il construit, ce faisant, le groupe qu’il symbolise. Les politiques invitent leurs auditoires à oublier ce qui les sépare pour ne retenir que la commune condition politique qui les unit. De nombreux procédés favorisent l’identification à la collectivité : le registre émotionnel (fierté, peur) et le rire peuvent provoquer le sentiment de partager quelque chose d’intense. Le locuteur recourt à des mots-marqueurs qui servent de totem pour rappeler les valeurs propres à une communauté politique. La singularité lexicale d’un discours s’analyse donc aussi comme délimitation d’un territoire symbolique, comme dans le cas du “jargon” spécifique à une famille politique ; 
  • l’identification d’instances extérieures à la communauté : la modalité du “ils” est complémentaire de celle du “nous”. Ceux qui menacent la collectivité lui sont nécessairement étrangers. La structure eux/nous s’impose comme fondatrice de l’ordre politique (cette idée est au centre de la pensée de C. Schmitt). Dans Le bouc émissaire (1982), René Girard estime que la désignation d’un ennemi commun constitue le ciment le plus efficace pour construire un groupe. La dramatisation des périls extérieurs permet de discréditer toute opposition interne, au motif qu’elle profite objectivement à l’adversaire. 


Ces quatre dimensions de l’illusio politique constituent, une fois assemblées, la matrice invariante d’un récit qu’il est possible de ramener à sa trame la plus fondamentale. Le Bart s’inspire de schéma actantiel proposé par Greimas dans Sémantique structurale (1966). Un tel schéma permet de mettre en évidence la forte interdépendance entre les quatre dimensions : chacune est indispensable au récit dans sa globalité. La trame narrative permet de déterminer l’ensemble des illusions nécessaires à l’existence d’un champ politique autonome que l’on peut grossièrement résumer de la façon suivante : l’intérêt général existe, on peut s’en inspirer pour agir sur la société. 
Pour autant, cela ne signifie pas que les hommes politiques soient tous cyniques. Il faut croire à la politique pour y entrer. Certes, il s’opère un travail progressif de deuil sur ces illusions (la sociologie montre que c’est le cas pour beaucoup de professions), mais la foi politique reste un ressort essentiel de l’action politique. 

IV/ Les effets sociaux du discours politique 

Il existe une croyance dans la puissance du verbe qui pèse sur les représentations sociales. Elle se traduit par le soin que les hommes politiques apportent à leur communication ou dans l’observation stricte des règles édictées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) sur les temps de parole. Cependant, les recherches sur l’impact des stratégies des locuteurs ont abouti à la conclusion des effets limités des messages véhiculés par les médias (Katz, Lazarsfeld). Elles contredisent ainsi les premiers travaux qui entérinaient la croyance mécanique en un effet mécanique sur le schéma stimulus/réponse, en recourant à la métaphore de la piqûre hypodermique (Tchakhotine, Lasswell). Ainsi l’efficacité d’une rhétorique est moins affaire de contenu que de réception. Il faut par conséquent s’intéressé au un contexte social qui la détermine. 

1/ L’autorité du discours politique 

Contre l’illusion rhétorique, il convient de préciser que l’efficacité du discours tient moins à son contenu qu’au contexte d’énonciation. Le statut du locuteur en constitue l’élément central. L’autorité du discours reflète avant tout l’autorité socialement conférée à celui qui parle. Dans Ce que parler veut dire (1982), Pierre Bourdieu souligne que “l’autorité advient au langage du dehors”. L’autorité politique est affaire de légitimité : elle se définit moins comme l’attribut d’une personne que comme la caractéristique d’une situation d’énonciation. Cette légitimité peut être juridique, mais peut aussi trouver d’autres sources. 
A/ La force de la forme juridique 
C’est la forme la plus forte de légitimité. Un poste conférant une autorité juridique (leader de parti politique, maire, chef d’Etat, etc.) permet de disposer d’un pouvoir qui prend souvent la forme d’actes de langage. Son occupant voit sa parole créditée automatiquement d’un certain poids. 
Dans Quand dire, c’est faire (1970), John Austin établit la théorie de l’énoncé performatif. Un énoncé est performatif lorsqu’il suffit de dire les choses pour les accomplir. Par exemple, lorsque le Président de l’Assemblée dit que la parole est à Monsieur le ministre, il ne fait pas que parler, il agit également en distribuant effectivement le droit à la parole. Cela revient, comme le souligne Austin, à “faire des choses avec des mots”
La dimension performative permet de comprendre la particularité du discours politique : il ne vise pas à décrire la réalité (comme le font les énoncés constatifs) mais sa propre efficacité sociale (cf. l’importance du serment). 
L’efficacité des énoncés performatifs dépend du contexte. Austin soulignait des circonstances appropriées, mais Bourdieu, dans Ce que parler veut dire (1982) va plus loin et sociologise cette perspective en estimant que le contexte particulier est ce qui habilite celui qui parle à faire les choses simplement en disant qu’il les fait. Ainsi la parole du Président de l’Assemblée prend naissance dans un contexte ritualisé : conditions de lieux, de date, mise en scène particulière, etc. Selon Pierre Bourdieu, “d’un point de vue linguistique, n’importe qui peut dire n’importe quoi (…) ; mais d’un point de vue sociologique, celui qu’adopte Austin lorsqu’il s’interroge sur les conditions de félicité (des énoncés performatifs), il est clair que n’importe qui ne peut affirmer n’importe quoi”.
Lorsqu’elle se fait verbe agissant, la parole politique recourt à des rituels. Des mises en scène cérémonielles se retrouvent même dans les institutions républicaines. Il s’opère ainsi un passage du profane au sacré qui renforce le caractère magique de la parole. Claude Lévi-Strauss souligne que “l’efficacité de la magie implique la croyance en la magie” (Anthropologie structurale). Il faut donc que le locuteur soit socialement habilité à faire des choses avec les mots pour que son discours acquière force de loi. La parole autorisée peut ainsi se faire parole d’autorité. Pierre Bourdieu parle ainsi d'”actes d’institution” pour rappeler que “l’énoncé performatif (…) ne peut exister sociologiquement indépendamment de l’institution qui lui confère sa raison d’être”. 
B/ L’autorité des locuteurs légitimes 
Mais la grande majorité des discours politiques ne relève ni de l’énoncé performatif ni de l’acte d’institution : ils nourrissent le débat politique, loin du droit ou du rituel. Ils peuvent cependant avoir une certaine autorité. D’autres éléments non juridiques sont alors mobilisés comme ressources de légitimité (mandats détenus, notoriété, réputation de compétence, etc.). La question de l’autorité du locuteur renvoie plus largement à l’importance du capital politique accumulé. L’attention prêtée, dans le champ politique, à un propos dépend alors moins de son contenu que de la légitimité de celui qui l’a énoncé. 
Indépendamment de tout formalisme juridique, les acteurs peuvent travailler à fabriquer de quasi-rituels, en jouant du capital de légitimité qu’ils ont accumulé. Un chef d’Etat peut utiliser son droit de parole en dépassant le strict terrain des énoncés performatifs reconnus par la Constitution : allocutions présidentielles, cérémonie des vœux, causerie au coin du feu, pèlerinage de Solutré. Certaines paroles ont ainsi une dimension symbolique forte parce qu’elles portent sur des réalités symboliques (mémoire collective par exemple). L’efficacité de ces paroles trouve sa source dans la légitimité de certains acteurs à parler, sur la scène internationale, au nom d’entités très vastes (le peuple français). 
Sans une position qui autorise un acteur politique à convaincre, la seule rhétorique ne peut suffire à agir simplement en parlant. En ce sens, la légitimité importe davantage que la manière de dire les choses. C’est pourquoi on constate fréquemment le recours à des arguments d’autorité dans le débat politique. Le rappel de la valeur de celui qui parle (légitimité politique, statut, diplômes, expérience, compétence) permet de conférer un poids aux opinions exprimées. En la matière, les stratégies les moins visibles sont les plus efficaces : cela rend d’autant plus pertinent le recours à des modes euphémisés d’autolégitimation (tenue vestimentaire, diction, regard, gestuelle). Mais le mode le plus efficace d’autolégitimation demeure, pour un élu, le rappel de son droit à représenter ses électeurs. 
Il reste à mentionner une catégorie d’acteurs qui ne produisent pas le discours politique, mais qui contribuent à l’amplifier : les commentateurs politiques. Leurs jugements contribuent à qualifier le discours et à l’objectiver. Le vainqueur d’un débat est ainsi celui qui est désigné comme tel par les commentateurs, à l’appui éventuellement de sondages, même si ce sentiment demeure de l’ordre de la subjectivité d’un observateur. 

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2/ Les problématiques de la réception 

Les destinataires réels du discours demeurent libres d’en faire ce qu’ils veulent. Elle se marque par plusieurs traits : 

  • la question de l’audience : c’est le choix de s’exposer ou non au discours politique ; 
  • la question du décodage : certains interprètent le discours politique comme un bruit, d’autres comme quelque chose de peu sérieux, d’autres encore le critiquent scrupuleusement, etc. 

Le discours politique échappe à ses producteurs immédiats pour se perdre en une infinité de réceptions différentes. C’est pourquoi d’ailleurs on entend régulièrement les hommes politiques se plaindre d’avoir été mal compris ou caricaturés. Mais ils savent aussi jouer des logiques de la réception en recourant notamment à des thèmes vagues dont la polysémie s’ajustera à la diversité des publics. Par exemple, la “liberté” promise à tous sera pour les uns économique (liberté d’entreprendre, de licencier, de fixer les salaires), pour les autres culturelle (liberté d’opinion, de mœurs). 
Toutefois la complexité de la réception ne signifie pas pour autant que les destinataires des messages soient totalement libres. Il est possible de détecter trois logiques sociologiquement déterminantes. 
A/ Les logiques culturelles 
Elles orientent d’emblée la réception dès lors que le registre de langage sollicité par les politiques se trouve être la langue légitime, celle de l’école et des dominants culturels. 
Cette langue légitime introduit une distance avec les façons de parler populaires qui induit de multiples conséquences : dépossession, sentiment d’irréalité, intimidation, etc., ce qui explique la faible politisation des dominés culturels, à qui l’univers politique paraît lointain, complexe et artificiel. 
Pour Daniel Gaxie, le langage politique est probablement un des ressorts les plus efficaces du “cens caché” par lequel les acteurs faiblement pourvus en capital culturel intériorisent l’idée que la politique n’est pas une chose pour eux (d’où l’abstentionnisme). Il a montré que sentiment d’incompétence et incompétence objective (liés entre autres à l’expérience scolaire) pouvaient s’alimenter mutuellement pour conduire à une indifférence politique rendant inefficace n’importe quelle rhétorique. 
Des enquêtes montrent également que nombreuses sont les personnes qui ne sont pas capables de conférer une signification des expressions ordinaires du discours politique (cohabitation, Etat-providence, décentralisation, alternance, etc.). De même, les plus démunis culturellement sont aussi les moins intéressés par les émissions politiques à la télévision. 
Les dominants culturels ne sont pas non plus des récepteurs dociles. Ils regardent davantage les émissions politiques, mais sont aussi plus nombreux à s’émanciper des contrats de lecture officiels inhérents à ces émissions et à appréhender celles-ci avec distance ou ironie (ils regardent ces émissions pour le plaisir de contempler le spectacle politique). 
Comme le souligne Lazarsfeld, les médias de masse produisent l’essentiel de leurs effets par l’intermédiaire des relations interindividuelles : c’est via les conversations ordinaires, que le discours politique subit une opération de traduction rendant son impact plus imprévisible. Cependant, ces discussions politiques ordinaires sont aussi marquées par les logiques de domination culturelle : ce sont les leaders d’opinion qui parviennent à imposer leurs idées, c’est-à-dire ceux qui ont la capacité d’expliquer leur point de vue sur les débats politiques (en général, ce sont les mieux dotés culturellement). 
B/ Les logiques politiques 
Les destinataires du discours politique ont des préconceptions sur les hommes politiques. Souvent d’ailleurs, ils ont une mauvaise image de ces derniers (ils sont souvent jugés peu sincères, machiavéliques, sans scrupules), ce qui induit une certaine méfiance vis-à-vis des arguments qu’ils avancent. 
En outre, la position politique du récepteur a une influence : on accorde davantage d’attention aux locuteurs dont les opinions sont proches des nôtres. On mémorise plus volontiers les argumentaires et on se laisse plus volontiers convaincre que lorsqu’on sent que notre interlocuteur émet des idées proches. 
Exposition sélective, perception sélective et mémorisation sélective s’additionnent pour constituer l’effet de renforcement. Cet effet s’explique en partie par des logiques cognitives : les discours qui viennent bousculer ou menacer la vision du monde qui habite un individu sont moins bien accueillis que ceux qui viennent la conforter, car ils engendrent un phénomène de dissonance psychologiquement douloureux (sur la notion de dissonance cognitive : Festinger, L’échec d’une prophétie, 1956). 
Cependant, un homme politique peut espérer convaincre du fait de la volatilité de nombreux électeurs. Nombreux sont ceux qui ne s’identifient à aucun parti politique, en particulier du fait de l’effritement des ancrages sociopolitiques traditionnels (Église catholique, classe ouvrière). Cet électorat constitue une cible de choix pour le discours politique car il peut contribuer à “faire” l’élection. La question de l’influence de la communication politique demeure donc ouverte. 
C/ Les logiques cognitives 
Les récepteurs sont cognitivement actifs : ils participent à la construction du message qu’ils reçoivent, ne serait-ce qu’en jugeant de l’importance des discours. Cette dimension cognitive donne à la rhétorique et au processus argumentatif un rôle significatif. Le succès de certaines formules vient de cette dimension cognitive (“bonnets blancs et blancs bonnets”, “sortez les sortants”, “lui c’est lui et moi c’est moi”) : elles sont concises et faciles à mémoriser. A la manière du langage publicitaire, le langage politique mobilise les procédés classiques de la rhétorique pour surmonter le scepticisme de ses destinataires. 
Il faut aussi souligner les fonctions sécurisante et valorisante du discours. Il est ainsi possible de déceler le ressort caché des motivations psychologiques qui guident la réception : plaisir de se sentir citoyen d’une communauté, plaisir de se sentir l’objet de l’attention des pouvoirs publics, etc. 

3/ La construction discursive de la réalité 

Le discours est constitutif de la réalité politique. Les flux de parole contribuent à construire socialement la réalité politique. Mais dans ce cas, il est difficile de considérer que le discours politique s’oppose à la réalité existante. Il vaut mieux considérer qu’il participe à la construction sociale de la réalité au même titre que d’autres types de discours (celui de la presse, de l’école, etc.). 
Dans Pièces et règles du jeu politique (1991), M. Edelman a mis en évidence que les problèmes et les attentes politiques n’existent qu’au terme d’un travail sur le langage. Il s’agit moins pour les hommes politiques de répondre aux attentes que d’œuvrer à redéfinir celles-ci. Le langage politique permet d’imposer un univers de significations partagées, d’imposer des visions du monde qui sont d’autant plus fortes qu’elles se trouvent institutionnalisées (cf. le ministère de l’environnement). C’est le discours politique qui donne une réalité aux termes tel que l’État-nation, la droite et la gauche, ou la démocratie. 
Plusieurs exemples pour comprendre cette idée : 

  • l’identité d’un individu est le résultat d’une imprégnation de discours affirmant qui il est, qui il peut prétendre être, qui il est pensable qu’il soit ; 
  • la sociologie de la déviance a montré que la marginalisation, souvent produite par la stigmatisation, résultait de l’imposition (et de l’intériorisation) d’un ordre d’abord discursif (fou, idiot, criminel…) qui finit par produire des effets de réalité ; 
  • la sociologie du métier politique souligne que le travail de représentation d’un groupe résulte d’un travail discursif pour faire exister le groupe et pour le doter d’une cohérence minimale. 

Au final, c’est grâce au discours que des acteurs collectifs finissent par exister réellement. Le monde social est produit par le langage : pour preuve, les énoncés les plus naïfs (les femmes sont…, les Allemands sont…) ont toute l’apparence de purs constats fondés en nature. Avant de devenir un acteur social (d’ailleurs plus ou moins introuvable), le “citoyen” est le “destinataire modèle” postulé par des centaines de discours, qu’ils soient politiques, philosophiques ou administratifs. 
Dès lors, note Pierre Bourdieu (Raisons pratiques, 1982), “l’action proprement politique est possible”, elle “vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales, graphiques ou théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la représentation que s’en font les agents”. Le pouvoir constituant du langage est d’autant plus efficace qu’il naturalise ce qu’il constitue : le langage construit tout en prétendant décrire. 
Ainsi, pour certains, le travail des hommes politiques permet d’imposer une vision du monde conforme à un idéal (responsabilisation du citoyen, égalité démocratique par exemple). D’autres jugent qu’il consiste simplement à mettre en relation l’ordre du discours et l’ordre social (Ecole de Francfort), autrement dit à permettre aux groupes dominants d’imposer une vision du monde conforme à leurs intérêts objectifs. La domination masculine se trouve inscrite dans les mots eux-mêmes lorsque la grammaire assimile le masculin au neutre. Les hommes politiques jouissent d’un même privilège : les hommes politiques peuvent prétendre à la neutralité alors que les femmes sont suspectées de ne représenter que les femmes. Le langage lui-même pose les bases d’une division sexuelle du travail politique. 

Conclusion 

La caractéristique la plus manifeste du discours politique est sa rigidité et sa prévisibilité. C’est ce qui explique pour partie le discrédit qui le frappe auprès de citoyens enclins à penser que “c’est toujours la même chose”.

L’objectif de cet ouvrage est de prendre en compte deux niveaux (un macro et un micro) : 

  • le discours comme genre : on analyse le discours politique en tant que genre, en prenant en compte les pesanteurs structurelles ; 
  • le discours comme stratégie : on évoque les stratégies d’énonciation qui caractérisent un locuteur singulier. 

On peut résumer ce double point de vue à l’aide du tableau suivant : 

Niveau d’analyse

Production

Contenu

Effets

Le discours comme structure

Système social (technologies, régime politique)

Invariants, mythes politiques

Ordre social, domination

Le discours comme stratégie

Logique de position (tactiques, stratégies)

Singularités (lexique, style)

Réceptions, influence

Au niveau du discours comme stratégie, le savoir-faire du locuteur consiste à transformer une figure imposée (discours pour un meeting) en une figure libre, d’arracher le discours de l’insignifiance pour lui donner du poids. Les stratégies politiques sont des stratégies individuelles qui s’opposent. 
Mais, au niveau du discours comme structure, les discours convergent et s’additionnent. Ils activent les croyances fondamentales qui permettent au champ politique d’exister comme champ social autonome et légitime, ils contribuent même à la construction sociale de la réalité en faisant exister des groupes, des institutions et des représentations du monde social.