Salle du contentieux, Conseil d’Etat. |
Au sens strict, la justice administrative désigne l’activité qui consiste à régler le contentieux administratif, c’est-à-dire les procès qui opposent l’administration aux administrés. Au sens large, elle concerne l’ensemble des juridictions qui exercent cette activité : le juge administratif, la juridiction administrative ou encore l’ordre de juridiction administratif.
Avec l’adoption du Code de justice administrative (CJA) par l’ordonnance du 4 mai 2000, l’expression justice administrative devient officielle. Ce code permet une lecture plus cohérente et plus intelligible du droit administratif qui est le droit applicable aux administrations et dont l’objectif est de concilier les missions particulières de la puissance publique avec les droits des particuliers.
L’existence d’un tel droit suppose celle d’un régime juridique spécifique à l’administration. Si cette séparation ne va pas de soi – elle n’existe pas dans la tradition anglo-saxonne -, elle reste un mode d’organisation assez répandu puisque 15 pays sur les 27 que compte l’Union européenne ont recours, sous des formes plus ou moins strictes, à une séparation entre un ordre judiciaire et un ordre administratif.
En France, cette séparation est effective depuis la loi des 16-24 août 1790 qui défend aux juridictions judiciaires de connaître de l’action des administrations. Cette défense est liée à la méfiance des Révolutionnaires vis-à-vis des blocages de l’action administrative dont était susceptible une justice traditionnellement au service de la noblesse. Cette loi établit un principe d’irresponsabilité de l’administration. Sur le modèle du principe de l’Ancien Régime selon lequel « le Roi ne peut mal faire », l’administration moderne ne pouvait pas, à l’origine, être poursuivie en justice. La règle de la garantie des fonctionnaires instituée en 1799 en constitue une déclinaison puisqu’elle soumet toute poursuite judiciaire lancée contre les fonctionnaires à une autorisation préalable du Conseil d’Etat (règle supprimée en 1870).
Cependant, une reconnaissance de la responsabilité de l’administration a progressivement émergée, notamment à travers l’édifications de juridictions chargées d’examiner les réclamations faîtes à l’encontre de l’administration. Deux textes sont particulièrement à retenir :
- la Constitution du 22 frimaire an VIII (1799) : création du Conseil d’Etat qui reçoit une double mission : participer à la rédaction des textes juridiques et connaître du contentieux de l’administration ;
- la loi du 28 pluviôse an VIII (1800) : création des conseils de préfecture chargés de connaître de certaines matières contentieuses (responsabilité des entrepreneurs publics notamment).
La justice administrative naît de manière progressive. Avec ces deux lois, elle progresse, mais reste encore du ressort de l’administration puisque le Conseil d’Etat et les conseils de préfecture se contentent de donner un avis juridique sur le litige et que ce sont respectivement le ministre ou le préfet qui jugent de son issue contentieuse.
C’est seulement avec la loi du 24 mai 1872, qui réorganise en profondeur le Conseil d’Etat, que ces organes deviennent de véritables juridictions et disposent désormais du pouvoir de juger les litiges dont ils ont à connaître. Cette loi fait passer l’ordre administratif d’un système de justice “retenue” (le CE conseille, mais c’est le chef de l’État qui prend la décision) à un système de justice “déléguée” où le Conseil d’État devient un juge autonome qui rend ses décisions concernant les affaires des administrations “au nom du peuple français”.
Un an plus tard, un arrêt marque l’acte fondateur du droit administratif : l’arrêt Blanco (TC, 1873, Blanco). Alors que la jeune Agnès Blanco passe devant l’entrepôt rattaché à une manufacture des tabacs directement exploitée par l’Etat, elle se fait renverser par un wagonnet. Son père demande réparation du préjudice à l’Etat. Le préfet, s’estimant incompétent pour condamner l’Etat, renvoie l’affaire devant le Tribunal des conflits (TC), récemment créée avec la loi de 1872, et chargé d’arbitrer les conflits de compétence entre l’ordre administratif et l’ordre judiciaire. Ce Tribunal, considérant que la responsabilité incombant à l’Etat pour les dommages causés aux particuliers ne peut pas être régie par les principes établis dans le code civil (jugeant que la responsabilité de l’Etat n’est ni générale, ni absolue), estime qu’il revient à l’ordre administratif de déterminer les “règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés”. Cela signifie que si la responsabilité de l’Etat peut être engagée, le Tribunal considère également que tout jugement doit tenir compte du caractère particulier des missions de service public dont il a la charge.
Le système du ministre-juge, qui avait continué d’exister en parallèle, s’achève avec l’arrêt Cadot (CE, 1889, Cadot). Par cette décision, le Conseil d’État affirme, de façon prétorienne, sa compétence pour connaître de tout recours en annulation dirigé contre une décision administrative, sauf si un texte en dispose autrement de façon expresse. Jusqu’à cette décision, le CE n’était compétent pour connaître d’un recours en annulation que dans la mesure où un texte l’avait expressément prévu (juridiction d’attribution). À défaut, les ministres disposaient de la compétence générale pour se prononcer sur les recours dirigés contre les décisions administratives. L’arrêt Cadot engendre donc un renversement de la compétence générale au profit du juge administratif, ce qui a pu être motivé par la volonté d’une meilleure soumission de l’administration au droit.
La juridiction administrative dispose à présent de larges compétences et se sert principalement de deux critères pour identifier ce qui relève ou non du droit administratif :
- l’exercice de prérogatives de puissance publique : issue de l’école de la puissance publique dont le principal tenant est Maurice Hauriou (doyen de Toulouse), la notion de puissance publique renvoie aux moyens de contrainte dont l’administration détient le monopole. Le droit civil, qui est le droit commun régissant les rapports entre les particuliers, n’est pas applicable à un tel Leviathan. Il lui faut donc nécessairement des règles juridiques spécifiques. Ces règles de droit sont nécessaires, à la fois pour lui permettre d’exercer ces prérogatives, mais aussi pour les contenir, afin d’éviter que d’administration en abuse au préjudice des administrés ;
- l’exécution d’un service public : issue de l’école du service public dont le principal tenant est Léon Duguit (doyen de Bordeaux), la notion de service public met l’accent sur l’activité spécifique de l’administration qui est la satisfaction de l’intérêt général.
Ces deux critères font l’objet d’une certaine appréciation de la part du juge administratif qui peut les appliquer soit alternativement, soit ensemble. Il a en effet considéré que lorsque l’administration prend en charge des activités “dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire”, l’action administrative n’apparaît pas comme suffisamment dérogatoire pour justifier un recours au droit administratif en général plus protecteur à son égard (TC, 1921, Société commerciale de l’Ouest africain).
Après la Seconde guerre mondiale, la juridiction administrative s’est réorganisée sur le modèle de la juridiction judiciaire :
- en 1953 : création des Tribunaux administratifs (TA), juges en premier ressort du contentieux administratif ;
- en 1987 : création des Cours administratives d’appel (CAA), juges d’appel ;
- le Conseil d’Etat est resté la juridiction suprême de l’ordre administratif, il juge en cassation, comme son homologue de l’ordre judiciaire, la Cour de cassation.
Le Conseil constitutionnel a reconnu l’existence de la juridiction administrative en rendant deux décisions lui permettant d’asseoir sa légitimité :
- CC, 1980, Loi portant validation d’actes administratifs : l’indépendance de la juridiction administrative est érigée au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) ;
- CC, 1987, Conseil de la concurrence : les compétences de la juridiction administrative (i.e. : l’annulation ou la réformation des décisions prises dans l’exercice des prérogatives de puissance publique par l’administration) constituent un PFRLR de niveau constitutionnel.
Enfin, l’art. 65 C mentionne explicitement, à l’occasion de la fixation de la composition du Conseil supérieur de la magistrature, l’existence d’un “ordre administratif”.