Max Weber, (1864-1920). |
La domination désigne un type de rapport social caractérisé par la subordination et le consentement des individus sur lesquels elle s’exerce. Si la subordination peut être personnelle (comme ce fut le cas dans la relation entre le maître et l’esclave dont provient l’étymologie du mot, le latin dominus signifiant le maître), elle prend aujourd’hui davantage la forme d’une subordination impersonnelle à des contraintes systémiques. En outre, pour obtenir le consentement des individus, elle recourt à des mécanismes assurant l’obéissance, que ce soit à travers la légitimation ou l’idéologie. L’enjeu de la domination réside donc surtout dans la manière dont elle génère de l’obéissance : il n’y a pas de domination véritable sans une adhésion minimale aux formes de contrôle existantes dans une société.
1/ L’une des principales particularités de la domination est qu’elle fonctionne à la légitimité afin d’assurer sa pérennité.
A/ Dans Economie et Société (chap. I, § 16, 1922), Max Weber fait du concept de domination une notion proprement sociologique. Il précise le sens de trois termes :
- la puissance (Macht) : “toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance” ;
- la domination (Herrschaft) : “la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé” ;
- la discipline (Disziplin) : “la chance de rencontrer chez une multitude déterminable d’individus une obéissance prompte, automatique et schématique, en vertu d’une disposition acquise”.
On voit ainsi se dégager de ces définitions une différence dans le degré de contrôle. Pour Max Weber, le concept de puissance est trop général, donc “sociologiquement amorphe”. Quant à la notion de discipline, elle suppose une “disposition acquise”, donc signifie l’obéissance d’une masse sans critique ni résistance. La puissance laisse une trop grande liberté, la discipline contraint trop l’individu. Or ce qui intéresse Weber, c’est de comprendre pourquoi les individus obéissent à la domination. A ses yeux, la domination se rencontre lorsqu’un individu commande avec succès à d’autres, ce qui suppose deux choses :
- qu’un ordre soit donné : la domination est la chance pour un ordre de rencontrer une docilité ;
- qu’il existe une volonté d’obéissance de la part des individus sur lesquels cette domination s’exerce.
En outre, pour Max Weber, la domination est avant tout liée à l’administration. En effet, il précise que “toute domination sur un grand nombre d’individus requiert normalement (pas toujours cependant) un état-major d’individus (direction administrative), c’est-à-dire la chance (normalement) assurée d’exercer une action spécifique, instaurée pour réaliser ses ordonnances générale et ses ordres concrets – individus déterminés et obéissant fidèlement” (Economie et Société, chap. III, § 1). Cela signifie que la domination nécessite un certain degré d’institutionnalisation et que c’est dans ce degré d’institutionnalisation que peut découler une obéissance fidèle.
Les motifs qui font que l’administration obéit aux détenteurs du pouvoir peuvent être variés : coutumiers, affectifs, matériels ou rationnels. On retrouve ici les quatre motivations de l’actions chez Max Weber : l’action traditionnelle, l’action affectionnelle, l’action rationnelle en valeur et l’action rationnelle en finalité. Mais, il existe selon lui, une manière plus sûre d’assurer les fondements d’une domination que d’en appeler aux valeurs ou aux intérêts matériels : c’est “la croyance en la légitimité”. Il observe ainsi que “toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur ‘‘légitimité’’”.
B/ Pour se faire obéir de l’administration, les détenteurs du pouvoir vont revendiquer une légitimité spécifique. A chacune de ces légitimités, Max Weber va attribuer une forme particulière d’obéissance. Selon lui, l’obéissance signifie que “l’action de celui qui obéit se déroule, en substance, comme s’il avait fait du contenu de l’ordre la maxime de sa conduite, et cela simplement de par le rapport formel d’obéissance, sans considérer la valeur ou la non-valeur de l’ordre”. Par conséquent, la légitimité revendiquée par les détenteurs du pouvoir va permettre à l’administration d’obéir quelque soit le contenu spécifique de l’ordre.
Son analyse consiste à partir des formes modernes de domination pour ensuite les comparer avec les formes anciennes. Ce travail va ainsi l’amener à établir une typologie des idéaux-types de domination. Il va distinguer trois formes principales (Economie et Société, chap. III, § 3) :
- la domination légale : elle présente un caractère rationnel, elle repose sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens. La forme d’obéissance qui la caractérise est une obéissance à un ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté, et aux supérieurs qu’il désigne, en vertu de la légalité formelle de ses règlements et dans leur étendue ;
- la domination traditionnelle : elle repose sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens. L’obéissance est alors personnelle : on obéit à la personne qui détient le pouvoir, qui est désignée par la tradition et on est assujetti à celle-ci dans ses attributions, en vertu du respect qui lui est dû dans l’étendue de la coutume ;
- la domination charismatique : elle repose sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore émanent d’ordres révélés ou émis par elle. Dans ce cas, l’obéissance se fait au chef en tant que tel, chef qualifié de manière charismatique en vertu de la confiance personnelle en sa révélation, son héroïsme ou sa valeur exemplaire, et dans l’étendue de la validité de la croyance en son charisme.
Le tableau ci-dessous récapitule les principaux types de domination.
Type de domination | Fondement de la légitimité | Obéissance |
Légale | Légalité des règlements | Ordre impersonnel |
Traditionnelle | Sainteté des traditions | Ordre personnel lié à la tradition |
Charismatique | Soumission extraordinaire | Ordre personnel du chef |
Il faut toutefois souligner que :
- chaque type de domination n’est qu’un type idéal qu’on ne trouve jamais à l’état pur dans l’histoire ;
- tout groupement de domination mêle pratiquement des traits empruntés aux trois types : la domination légale que l’on trouve dans les Etats démocratiques modernes peut aussi donner lieu à une dimension traditionnelle (par exemple dans la monarchie britannique) ou charismatique (De Gaulle en France).
2/ L’autre caractéristique de la domination, liée à la première, est sa capacité de dissimuler ses propres fondements.
A/ Pour Max Weber, le principe de la domination est qu’elle parvient à se rendre légitime tout en dissimulant ses fondements. Comme Max Weber, Karl Marx aurait pu faire sienne cette pensée d’Etienne de La Boétie : “pour que les hommes, tant qu’ils sont des hommes, se laissent assujettir, il faut de deux choses l’une : ou qu’ils y soient contraints, ou qu’ils soient trompés” (Discours de la servitude volontaire, 1549). Pour Karl Marx aussi, l’autre grand penseur de la domination, la force de la domination réside dans l’oubli de ce sur quoi elle repose réellement.
La thèse principale de Marx est que la domination résulte des contraintes systémiques du type capital-travail. L’Etat n’est pas au service de l’intérêt général, mais constitue un organe de cette domination de la classe capitaliste, les possédants, sur les prolétaires, ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre. Mais cette subordination n’est pas perçue en tant que telle : elle est occultée par des processus idéologiques. Dans L’idéologie allemande (1845), Marx et Engels écrivent : “les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle”.
Ce phénomène de domination de classe s’explique par le fait que c’est la classe bourgeoise qui dispose des moyens de production matérielle, et qui détient aussi, du même coup, des moyens de production intellectuelle nécessaire pour pouvoir imposer ses pensées. Par conséquent, la classe dominante va produire une idéologie, qui est selon Marx, une représentation déformée de la réalité, et qui va masquer la réalité inégalitaire des rapports de domination entre capitalistes et travailleurs. Cette idéologie est l’humanisme bourgeois des libéraux qui exaltent l’égalité des citoyens au niveau du droit. Pour Marx et Engels, “les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants ; elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination”. In fine donc, l’idéologie sert à justifier le bien fondé de la domination de la classe dominante, elle représente les idées qu’elle se fait de sa propre domination.
Un peu plus tard, dans ses Ecrits politiques (1891-1937), Antonio Gramsci reprend cette idée de la domination reposant à la fois sur les rapports de production et sur l’idéologie et l’adapte aux réalités du monde postindustriel. Il propose ainsi de distinguer :
- la société politique : c’est l’appareil d’Etat qui assure une domination directe (armée, police, droit) ;
- la société civile : elle assure une domination subtile de la classe dominante à travers la diffusion d’une idéologie (Eglise, organisation scolaire, presse).
On doit à Stewart Clegg de s’être inspiré de la lecture néo-marxiste de Gramsci pour réfléchir à la domination au sein des organisations. Dans Power, Rule and Domination (1975), il propose une vision globale de l’articulation entre l’exercice du pouvoir au quotidien et des contraintes de structure pesant sur celui-ci. La domination résulte d’une distribution inégale des ressources de pouvoir, ce qui explique qu’il faille prendre en compte pour déterminer qui domine dans une organisation à la fois qui possède les moyens de production économique, mais aussi qui maîtrise les outils de la communication ou de la coercition, autre ressources possibles du pouvoir.
B/ L’analyse de la domination par Pierre Bourdieu a radicalement renouvelé l’approche marxiste. Comme Marx, il fait de la domination un principe de base de l’organisation sociale. Mais son approche est plus fine : selon lui, la société est composée de différents espaces sociaux, d’une pluralité de champs au sein desquels se retrouve la polarité entre dominants et dominés.
Un champ est un espace de domination et de conflit (par exemple : le champ littéraire, le champ journalistique, etc.). Chaque champ est un lieu de concurrence et de lutte. Les individus qui s’y trouvent disposent de ressources inégales leur permettant d’assurer leur domination : capital économique (fortune, revenus), capital social (réseaux de relation), mais aussi capital culturel (connaissances, diplômes, bonnes manières).
Bourdieu recourt à la métaphore du jeu : le combat social se déroule selon des règles où chacun dispose d’une position et d’atouts qui sont plus ou moins favorables. On y retrouve par conséquent des dominants et des dominés, mais où les positions sont spécifiques à chaque champ et peuvent changer d’un champ à l’autre (un dominant sur le plan économique peut se retrouver dominé au plan culturel, c’est l’exemple des nouveaux riches et des parvenus).
L’élément clef de l’obéissance repose dans la violence symbolique. Dans Esquisse d’une théorie de la pratique (1972), Pierre Bourdieu la définit ainsi : “tout pouvoir qui parvient à imposer des signification et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force”. En d’autres termes, la violence symbolique consiste justement à faire passer les représentations dominantes (ce que Bourdieu appelle la doxa, terme venant du grec ancien et signifiant l’opinion, le dogme) pour naturelles. Cette doxa se développe au sein des institutions et s’appuie sur des effets d’autorité. Elle est symbolique car elle impose des significations et des rapports de sens.
Par exemple, dans La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement (1970), Pierre Bourdieu montre, avec Jean-Claude Passeron, que la violence symbolique s’exerce à l’école à l’encontre des classes dominées qui doivent faire un effort d’acculturation pour apprendre les codes culturels de la classe dominante dont la culture scolaire constitue le décalque. Ainsi, loin de s’accorder avec l’idéologie de la méritocratie républicaine, la culture scolaire ne fait que renforcer les inégalités de départ en privilégiant une classe par rapport à l’autre et favorise de ce fait, la reproduction sociale.