Le vote

Dans les démocraties, le vote est le moyen pour le corps électoral d’exprimer un choix, généralement après une phase de débats. Il s’appuie sur le présupposé que les citoyens sont capables d’analyser les enjeux et d’exprimer une décision politique soucieuse de l’intérêt de la nation. Dans les faits, les citoyens ne disposent pas toujours des moyens de procéder à cet examen. Les électeurs peuvent ainsi voter par habitude ou par prédisposition affective vis-à-vis d’un parti ou d’un candidat, voire même décider de s’abstenir. Depuis les années 70, on constate un changement profond dans les comportements électoraux : les électeurs votent de moins en moins en fonction de préférences politiques liées à leur socialisation primaire (enfance, adolescence) et de plus en plus en fonction de la conjoncture politique et économique. 

1/ A ses débuts, la sociologie électorale était marquée par deux types d’approche qui tendaient à analyser l’électeur comme partiellement captif de ses caractéristiques sociales. 

A/ L’approche écologique est aussi l’approche pionnière en sociologie électorale. Elle se fonde sur le constat empirique de régularités de comportements politiques à l’échelle d’un territoire donnée. 
Dans Tableau politique de la France de l’Ouest (1913), André Siegfried propose un modèle d’analyse électorale fondée sur la structure sociale telle qu’elle résulte du type de sol, du mode de peuplement et du régime de propriété. 

  • le vote conservateur : il est exprimé par des individus vivants sur un sol granitique qui produit un terrain accidenté et donc un habitat dispersé, c’est-à-dire de grandes fermes possédées par de grands propriétaires. Les communautés y sont davantage repliées sur elles-mêmes, plus fortement hiérarchisés, et l’influence du clergé est plus forte ; 
  • le vote républicain : un sol calcaire permet un développement de grandes communautés du fait de la rareté de l’eau, une population de petits et moyens propriétaires où les relations sociales sont moins hiérarchisées et plus égalitaires, ainsi que plus éloignées de l’influence de l’Eglise. 

Dans Paysans de l’Ouest (1960), Paul Blois met en avant le facteur historique. Des événements historiques majeurs peuvent déterminer les structures mentales sur le long terme. Il observe ainsi que le département de la Sarthe se divise entre les cantons de l’ouest, conservateurs et les cantons du sud-est, plus avancés. Il explique cette différence par la présence d’une culture, homogène et forte, propre aux paysans riches des cantons de l’ouest qui n’ont jamais vraiment accepté la Révolution, contrairement aux paysans du sud-est, plus pauvres et plus dépendants des activités artisanales. Paul Blois montre ainsi que la détermination des opinions politiques peut avoir des origines très anciennes et que l’analyse de la structure sociale seule ne suffit pas à l’expliquer. 
Dans Géopolitiques des régions françaises (1986), Yves Lacoste propose de mettre en relation le vote des individus dans 22 régions françaises avec l’évolution démographique, les modifications de l’espace (urbanisation), les mutations socio-économiques notant la persistance de différences culturelles (mais il néglige leur lente érosion). 
Si cette approche semble séduisante par son degré de généralité, elle comporte une limite importante. Comme le soulignent Nonna Mayer et Pascal Perrineau dans Les comportements politiques (1992), les relations entre comportement électoral et ces différents facteurs ne sont que des corrélations, elles ne permettent pas d’établir de lien de causalité, mais seulement des probabilités de vote.

B/ L’approche psychosociologique se développe dans les années 40, parallèlement aux enquêtes d’opinion. Elle relie l’individu à des groupes d’appartenance. Deux modèles psychosociaux ont été développés qui remettent en cause l’efficacité des campagnes électorales. 
a) Le modèle de l’université de Columbia : dans The People’s Choice (1944), Paul Lazarsfeld étudie les effets de la campagne de 1940. Il conclut à l’existence de préférences politiques anciennes déterminées par les caractéristiques sociales telles que le statut socio-économique, la religion et le lieu de résidence : 

  • le vote républicain : il augmente avec le niveau social, majoritaire chez les individus de statut élevé (71 %), chez les protestants et chez les populations rurales ; autrement dit, près des trois-quarts des électeurs républicains correspondent à la figure du WASP (White Anglo-saxon Protestant) ; 
  • le vote démocrate : ce sont des électeurs au statut social peu élevé, catholiques et urbains. 

Le modèle de Lazarsfeld est déterministe, il écrit notamment : “une personne pense politiquement comme elle est socialement”. Mais cette observation ne vaut que tendanciellement, elle n’est pas un absolu. Elle signifie seulement que plus un individu a des caractéristiques propres à un de ces deux ensembles et plus il a de chances de voter pour le parti correspondant. 
b) Le modèle de l’université de Michigan : dans The American Voter (1960), Angus Campbell, Philip Converse, Waren Miller et Donald Stokes critiquent le modèle déterministe de Columbia et revalorisent les facteurs psychologiques individuels. Leur concept clé est celui “d’identification partisane”. Il s’agit d’un attachement d’ordre quasi affectif des individus à l’égard des partis, des programmes et des candidats qui fait varier les préférences politiques. Aux Etats-Unis, ces enquêtes montrent que l’identification partisane : 

  • est le principal déterminant du vote ; 
  • augmente avec l’âge, ce qui signifie que la mobilité sociale n’affecte pas l’identification partisane. 
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Par conséquent, pour les tenants de cette approche, il est préférable de se focaliser sur l’électeur socialisé de manière continue depuis l’enfance, notamment à travers la famille (qui assure largement la transmission des préférences politiques), plutôt que sur les facteurs sociaux mis en avant par le modèle de Columbia. Il a aussi pour mérite de souligner les dimensions psychologiques de la vie politique : le concept d’identification partisane permet de comprendre comment des personnes peu intéressées par la politique peuvent néanmoins participer aux élections et voter autant par habitude que par conviction. 

2/ Devant le constat de l’augmentation de la volatilité électorale, une nouvelle approche a été mise en avant, fondée sur l’analyse du vote d’un électeur rationnel et stratège. 

A/ A partir des années 60, on constate aux Etats-Unis une plus forte volatilité électorale. Cette notion renvoie à l’instabilité du vote, c’est-à-dire à la proportion croissante d’électeurs qui entre deux scrutins consécutifs, passaient de gauche à droite ou vice versa. Dans Political attitude in America (1989), Paul Abramson montre qu’à partir de ces années, le concept d’identification partisane n’a plus la même force prédictive. Cet affaiblissement est lié à l’atténuation de la transmission familiale des préférences politiques : si dans les années 50, 70 % des jeunes s’identifient au même parti que leurs parents, ils ne sont plus que 50 % à le faire dans les années 70. 
Cette volatilité apparaît également en France, mais plus tardivement. Dans Le Nouvel Electeur (1996), Philippe Habert et Alain Lancelot ont montré que l’électorat français est devenu plus volatile au cours des années 80. Ce phénomène a surtout été observé chez les classes moyennes salariées, jeunes, diplômées et modérées politiquement, plus enclines à sanctionner la majorité au pouvoir. En outre, la proportion d’indécis avant le scrutin a connu une forte augmentation passant de 15-20 % à 30 %. 
Ce phénomène est lié à trois principaux facteurs : 

  • l’importance du “vote sur enjeu” : les citoyens votent de plus en plus en fonction de leur perception de l’évolution de leurs conditions de vie. Dans les années 50, la moitié des américains jugeaient les candidats en fonction de leurs positions sur des problèmes cruciaux (protection sociale, intégration des Noirs), ils sont 77 % à le faire en 1964 ; la nouvelle génération est moins fidèle au parti que leurs parents, ils adaptent leur vote à la situation et à la capacité supposée des candidats pour résoudre les problèmes qu’ils ont identifiés ; 
  • le changement des structures socio-économiques : le développement du secteur tertiaire et l’accroissement des classes moyennes ont conduit à rendre plus difficile l’identification à une classe sociale. Il faut toutefois noter que les salariés, et encore plus ceux du public, ont tendance à voter davantage à gauche, alors que indépendants votent plutôt à droite (en 2007, 60 % des enseignants se sentent proches de la gauche contre 31 % des artisans, commerçants et chefs d’entreprise) ; 
  • la diminution de l’influence religieuse : la pratique religieuse connaît un affaiblissement (dans les années 60, 20 % des catholiques français allaient à la messe le dimanche, ils ne sont plus que 8 % en 2010). La variable religieuse conserve toutefois une importance puisque les catholiques ont toujours tendance à voter plus à droite que les personnes sans religion (en 2006, 36 % des catholiques se déclarent proche de la droite contre seulement 16 % des personnes sans religion). 

Les modèles de Columbia et de Michigan conservent malgré tout un intérêt. Il peut arriver que des élections soient moins fortes en enjeux, ce qui conduit à un retour de l’identification partisane. Par exemple, l’élection présidentielle américaine de 1976 montre un recul du “vote sur enjeux” et une remontée des clivages sociaux déterminant le vote. Comme le souligne Dominique Chagnollaud dans Science politique (2010) : “les modèles sont inévitablement construits à partir de période électorale et peuvent se trouver partiellement invalidés à d’autres moments. Ceci ne veut pas dire qu’aucun modèle n’est en soi pertinent : il fournit un cadre d’analyse qui doit être confronté avec d’autres, sur la longue durée et dans un même espace géographique, en mesurant les effets de conjoncture par rapport aux continuités structurelles mises à jour”

B/ Dans Le vote (1996), Olivier Ihl distingue trois approches théoriques : 

  • l’approche écologique : elle explique le vote en fonction de la structure sociale reliée à un espace ; 
  • l’approche psychosociologique : elle explique le comportement électoral par l’appartenance à des groupes sociaux ; 
  • l’approche économique : elle s’attache à la rationalité des choix individuels. 

Nous avons vu les approches écologique et psychosociologique, il reste à voir l’approche économique qui considère l’électeur comme un acteur rationnel. Son principal tenant est Anthony Downs. Dans An economic theory of democraty (1957), il élabore un modèle à partir d’un “électeur stratège” qui adapte son vote à l’offre du marché politique selon les intérêts économiques qu’il est susceptible d’en retirer (allègements fiscaux, mesures sociales, etc.). Toutefois ce modèle s’appuie sur des présupposés importants : l’électeur est rationnel, il est capable d’identifier ses intérêts, de les classer, d’avoir une information fiable sur le bilan des sortants et la crédibilité des promesses de leurs opposants. 
Quelques années plus tard, dans The Changing American Voter (1976), Norman Nie, Sidney Verba et John Petrocik réalisent une critique du concept d’identification partisane en soulignant l’accroissement du “vote sur enjeux” qui est le résultat de l’autonomisation et de l’individualisme croissants des sociétés occidentales. L’électeur rationnel adapte son vote aux grandes questions politiques, sociales et économiques du moment, ce qui rend son choix plus volatile. 
Dans How Voters Decide (1981), Hilde Himmelweit, Patrick Humphreys et Marianne Jaeger observent que l’instabilité électorale est la règle et non l’exception. Ils estiment que la volatilité électorale ne traduit pas une apathie d’électeurs flottant, mais le choix rationnel d’individus ayant un niveau d’intérêt pour la politique analogue aux électeurs stables. La perception des enjeux est plus prédictive (80 %) du vote que l’histoire personnelle de l’électeur (ses votes passés, 67 %). Pour autant, l’électeur ne reconsidère pas entièrement son vote à chaque élection. Ils analysent ainsi l’électeur comme “un électeur-consommateur” qui opère un choix utilitaire selon les propositions des partis politiques. Mais ce choix s’élabore dans un cadre, celui de l’identification idéologique (ce sont les préférences résultant de la socialisation), avant de s’adapter à la conjoncture de l’offre. Selon ces auteurs, il est faux de dire que les électeurs sont devenus plus imprévisibles. La volatilité électorale est liée davantage aux fluctuations de l’offre politique (positions, programmes, candidats, enjeux) plutôt qu’à l’humeur lunatique des votants ou à une irrationalité accrue. 
Toutefois, comme le souligne Patrick Lehinge dans “Faux concept et vrai problème : la ‘‘volatilité électorale’’” (2005), la volatilité électorale est un concept fourre-tout qui ne concerne en réalité qu’une minorité d’électeurs instruits et stratèges. Tout le monde n’a pas le même rapport à l’acte de vote.