Antonio Gramsci (1891-1937). |
En 1986, à la convention nationale du Parti socialiste, Lionel Jospin soulignait “la nécessité de fonder les valeurs du socialisme dans la réalité, faute de quoi elles risqueraient de se réduire à une idéologie, c’est-à-dire une vision abstraite de la société”. Cette définition qui distingue la réalité de la dimension abstraite propre à l’idéologie est conforme à son étymologie qui signifie un discours sur les idées (du grec idea “idée” et logos “discours”). Mais elle est aussi réductrice car elle sous-estime la capacité mobilisatrice de l’idéologie, c’est-à-dire son pouvoir de motivation des individus dans le cadre de la lutte politique. La difficulté propre à cette notion est qu’elle fait partie à la fois du discours militant et du discours scientifique.
Si l’idéologie sert en effet d’outil rhétorique pour disqualifier l’adversaire (1), elle peut également servir à désigner des systèmes de représentations (2).
1/ Dans la tradition polémique, l’idéologie est un terme qui permet de stigmatiser ou de disqualifier l’adversaire.
A/ L’idéologie est d’abord un outil rhétorique de disqualification. Le mot lui-même a été inventé par le comte Antoine Destutt de Tracy en 1796. Son objectif était alors de forger une nouvelle science destinée à comprendre et à expliquer les idées. Dans le mouvement de rénovation scientifique, politique et morale qui suivi la Révolution française, le mot fut repris par des savants (Volney, Cabanis) qui souhaitaient inspirer une nouvelle éducation et un nouveau régime politique adaptés aux progrès scientifiques et à l’évolution de l’esprit humain. Napoléon qui ne les portait guère en son cœur, eut cette phrase au Conseil d’Etat en 1812 (cité par Bréhier) : “C’est à l’idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs qui éprouvent notre belle France”.
Dans ses Recherches philosophiques (1937), Raymond Aron estime que “la formule ”l’idéologie est l’idée de mon adversaire” serait une des moins mauvaises définitions de l’idéologie”. En effet, depuis la fin du XVIIIe siècle, l’idéologie est une notion employée pour disqualifier un ensemble d’idées du fait qu’elles seraient sans lien avec la réalité et défendues avec une passion dogmatique. Elles seraient le signe de la manifestation d’une rébellion du bon sens et du pragmatisme contre des théories conjecturales qui se donneraient pour ambition de penser l’ordre social.
Comprise en ce sens, l’idéologie se distingue de la science. Dans L’idéologie allemande (1846), Karl Marx distinguait :
- l’idéologie : elle désigne un ensemble de fausses représentations produites par les dominants afin de justifier leur exploitation des dominés. Marx se sert de ce concept pour fustiger l’humanisme bourgeois des libéraux qui exaltent l’égalité des droits entre les citoyens pour mieux dissimuler la réalité inégalitaire des situations sociales entre capitalistes et travailleurs ;
- la science : elle permet l’accès à la vérité et fait voler en éclat les faux semblants. Elle met notamment en lumière les rapports réels entre les hommes qui sont fondamentalement des rapports de production caractérisés par une extorsion de plus-value.
Dans “Idéologie et appareils idéologiques d’Etat” (1970), Louis Althusser considère que les institutions telles que l’école, la religion, voire les partis et syndicats réformistes sont des “appareils idéologiques”. Leur objectif est d’inculquer aux travailleurs des représentations mystificatrices qui renforcent leur adaptation aux exigences du capitalisme. Selon lui, deux éléments sont nécessaires à la pérennisation du capitalisme :
- la reproduction du capital et du travail ;
- la reproduction des rapports sociaux de production : pour cela, il faut inculquer les valeurs, attitudes, comportements, disciplines exigés par le bon fonctionnement de la société capitaliste.
B/ L’idéologie n’est pas seulement un terme qui permet de disqualifier un discours politique. Il permet aussi de disqualifier un discours qui se prétend scientifique. Pour de nombreux sociologues, le critère essentiel de l’idéologie est le refus de l’objectivité scientifique. Malgré tout, ils s’en servent bien souvent pour dénoncer les prétentions mystificatrices des analyses adverses pourtant propres à leur discipline.
Par exemple, Raymond Boudon dans L’idéologie (1986), définit les idéologies comme “des doctrines reposant non sur des théories scientifiques, mais sur des théories fausses ou douteuses, ou sur des théories indûment interprétées auxquelles on accorde une crédibilité qu’elles ne méritent pas”. Il place ensuite le marxisme au rang des idéologies. Pourtant selon Marx, c’est son propre discours qui est scientifique, et les discours de Smith ou Ricardo qui sont idéologiques.
Le point commun de ces approches est d’avoir une vision réductrice de l’idéologie. La frontière qui permet de distinguer la science et l’idéologie n’est pas aisée à tracer. Les scientifiques se sont souvent fourvoyés dans des illusions avant de parvenir à la vérité et toutes les idéologies cherchent un appui scientifique pour se légitimer. Cependant, la différence essentielle réside dans le degré de croyances subjectives présentes dans une idéologie, ainsi qu’une tendance à mettre en avant certains faits plutôt que d’autres ou bien même à en donner une interprétation déformée.
Dans Sociologie politique, Philippe Braud souligne que “ce qui fait la force des idéologies, ce n’est pas leur justesse mais leur capacité mobilisatrice”. L’intérêt des croyances subjectives est de fournir une explication du monde simplifiée qui dispose d’une capacité mobilisatrice. Les vérités démontrées ne suffisent pas à motiver les individus dans la vie sociale et politique, car elles sont trop éparses et incertaines. En revanche, les idéologies favorisent sa compréhension et l’émergence d’une volonté d’engagement politique.
2/ En science politique, l’idéologie désigne un ensemble cohérent de représentations mentales relatif à l’organisation politique capable d’influencer les pratiques sociales.
A/ Selon Philippe Braud, l’idéologie se présente comme “un système de représentations” : elle est donc caractérisée par une organisation de son argumentation. Elle comporte une logique propre en agençant un ensemble d’idées qui font système, c’est-à-dire qui entretiennent entre elles des rapports rationnels. Elle a également pour ambition d’offrir une compréhension globale de la réalité. Elle s’appuie sur un travail d’explication théorique et doctrinale, ainsi que sur des œuvres majeures de l’histoire de la pensée politique (le libéralisme sur l’œuvre d’Adam Smith, le socialisme sur l’œuvre de Marx, le conservatisme sur l’œuvre de Joseph de Maistre, etc.). D’autres idéologies ont une ampleur plus modeste (le féminisme avec la figure de Simone de Beauvoir, l’écologie politique avec la figure d’Henri David Thoreau).
B/ Philippe Braud ajoute que l’idéologie fait appel à un second élément : la croyance politique. Les croyances répondent à des exigences fondamentales de la vie sociale :
- elles permettent de combler ce que le savoir ignore et de se dissimuler le malaise qui en résulte (par exemple : les théories du contrat social expliquent l’origine du pouvoir politique à l’époque où les données anthropologiques fiables sont rares) ;
- elles permettent de réagir face à la nouveauté, notamment de déterminer rapidement quel comportement adopter ou que penser d’une situation. Dans ce cas, des références doctrinales (service public, liberté d’entreprise) ou un rappel des valeurs (justice sociale, droits de l’homme) peuvent servir de guide à l’action ;
- elles permettent de retraduire le réel en conformité avec leurs principes fondamentaux (par exemple : le marxisme permet au salarié de retraduire le rapport qu’il entretient avec son patron en termes d’exploitation par le capitalisme).
Cependant, il ne faut pas confondre l’idéologie et la religion : l’idéologie n’entretient aucun rapport avec les notions de transcendance ou de surnaturel. Elle ne s’appuie pas sur les mystères d’une révélation, mais cherche plutôt des bases rationnelles, voire scientifiques. Elle est donc “un système de croyances laïcisées”. Malgré tout, la religion élabore aussi des représentations du monde d’ici-bas qui concerne l’ordre politique. Elle présente une dimension idéologique qui peut être plus ou moins forte. La religion a d’ailleurs souvent fournit d’efficaces légitimations de l’obéissance due au Prince comme ce fut le cas du catholicisme ou du protestantisme. Parfois même, la vigoureuse subordination qu’elle postule du politique au religieux affaiblit la dissociation entre identités politiques et religieuses (chiisme iranien).
C/ Enfin, Philippe Braud insiste sur un troisième élément : la violence symbolique. Il s’agit d’un concept du sociologue Pierre Bourdieu sur lequel il revient dans ses entretiens avec Loïc Wacquant intitulés Réponses (1992). La violence symbolique désigne les processus à l’œuvre dans les modes de diffusion des croyances. Comme tous les individus n’ont pas les moyens de formuler et de diffuser les croyances qui leur sont nécessaires pour affirmer leur existence, les représentations sociales et politiques sont au départ élaborées par certains groupes sociaux (les clercs dans la société féodale, les philosophes au XVIIIe siècle, les partis de masse au XXe), puis ils s’étendent à l’ensemble de la société au moyen de la violence symbolique.
Pour Antonio Gramsci, chaque classe sociale secrète son groupe d’intellectuels organiques qui lui permet ensuite de prendre conscience de son identité en légitimant ses attentes et ses revendications, en formulant un projet historique ou des perspectives d’avenir. Dans ses Carnets de prison (1975), Gramsci considère que les intellectuels se définissent surtout par ce rôle de direction technique et politique qu’ils jouent au sein de la société :
“tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique”.
Les idéologies sont élaborées par des individus possédant un haut niveau de capital culturel et une autorité légitime reconnue : les entrepreneurs, les scientifiques médiatiques, les intellectuels consacrés, les journalistes influents ou les dirigeants de mouvements représentatifs. Elles peuvent l’être aussi par des acteurs sociaux qui se trouvent dans une situation privilégiées pour imposer leurs croyances parce qu’ils exercent une influence particulière sur les instances de socialisation comme l’Ecole, les organisations religieuses, politiques ou les médias.
Les croyances se développent initialement au sein de milieux restreints (clercs, lettrés, militants) et ne peuvent s’imposer dans l’ensemble d’un groupe social qu’au terme d’un processus d’inculcation dont l’efficacité est conditionnée par deux facteurs :
- la rationalisation d’intérêts particuliers en termes d’intérêt général ou d’idéal universel (exemple : les intellectuels qui revendiquent la liberté d’écrire et de publier qui se transforme en valeur universelle : la liberté d’expression) ;
- la diffusion hégémonique de ces croyances au moyen d’institutions qui pratiquent l’exclusion et la dévalorisation des croyances adverses. Cette exclusion se fait au nom de la Raison ou de la Science, mais dans la réalité, il s’agit d’un rapport de forces intellectuel, culturel, voire disciplinaire. Selon Philippe Braud, “malgré les apparences, il y a toujours une police de la pensée même dans les démocraties contemporaines”.
D/ Dans L’Opium des intellectuels (1955), Raymond Aron estime que les grandes idéologies (fascisme, communisme) sont entrées dans une phase de déclin et que la fin de l’âge idéologique est proche. Cette idée est reprise quelques années plus tard par le sociologue Daniel Bell, qui dans La fin de l’idéologie (1963), anticipe le déclin des doctrines politiques universalistes et humanistes propres à l’Occident, en particulier celle du marxisme.
Pour Philippe Braud, il s’agit de ne pas se laisser abuser par un effet d’optique : s’il y a en effet un déclin de la visibilité des idéologies, cela ne signifie pas pour autant qu’elles ont disparu. Selon lui, tant qu’il existe dans une société une hiérarchie de légitimité entre les croyances et des dispositifs efficaces pour faire prévaloir certaines d’entre elles, il existe aussi un travail idéologique actif en son sein.
Il remarque néanmoins trois changements importants dans la vision actuelle de l’idéologie :
- l’émergence de consensus masque, en apparence, les antagonismes d’intérêts et de croyances (effet renforcé par la puissance moderne des moyens de communication) ;
- l’affaiblissement des organisations qui contestaient les valeurs dominantes dans les sociétés libérales (Eglise, syndicats notamment), or une idéologie moins frontalement contestée se donne moins à voir comme idéologie ;
- les conditions modernes de la formulation des croyances : il y a aujourd’hui une idéologie sans idéologues ni adversaires pour les raisons suivantes :
- l’interaction constante et croissante des productions intellectuelles (liée aux nouveaux moyens de communication) rend problématique toute recherche de paternité véritable : “dans les conditions contemporaines de la production intellectuelle, la théorie radicalement critique ne séduit plus comme avant” ;
- l’absence de nouvelles utopies est liée à la capacité de désenchantement que portent en elles l’histoire et les sciences sociales : leur analyse est porteuse d’une dimension démythologisante car le prestige de la science sape l’autorité des discours prophétiques (le néoscientisme devient même une nouvelle idéologie moderne).
Même si Philippe Braud constate la permanence de certaines contestations bruyantes de “la pensée unique”, il observe aussi qu’elles sont souvent plus populistes que réellement argumentées. Les mobilisations de la rue peuvent être passionnées, les représentations intellectuelles restent peu élaborées. Il écrit : “actuellement , il n’existe pas encore d’œuvres fortes qui aient pu suffisamment s’imposer pour permettre de penser le monde autrement que dans les cadres de pensée dominants : mixte de productivisme économique et de sensibilité molle à la solidarité et à l’environnement, éthique du Be yourself. Le hard en idéologie a fait place au soft, les logiques de la société médiatique privilégiant subtilement un dénominateur idéologique commun même si, aux frontières, elles laissent s’exprimer des idéologies dissidentes ou extrémistes préservant les apparences du pluralisme”.
Dans La soft-idéologie (1987), François-Bernard Huyghe opine dans le même sens. Il définit notre époque comme celle de la soft-idéologie qui désigne un bricolage d’idées vagues issues des décennies précédentes, combinant les concepts sans réelle rigueur (gestion conservatrice et rêves soixante-huitards, business et droits de l’homme, socialisme libéral et libéralisme social, Bourse et tolérance, etc.) afin d’assurer un consensus apathique sur l’essentiel, prônant la résignation à la force des choses et exaltant les petits bonheurs : “c’est la pensée sénile d’une époque fatiguée du vacarme de l’histoire”.