L’indépendance de la justice

L’indépendance de la justice apparaît comme la condition essentielle d’un Etat de droit où les citoyens peuvent obtenir un jugement impartial et équitable. Elle ne va pas de soi car la justice est le premier attribut de la souveraineté (le roi au Moyen-âge avait le rôle de premier juge). Pourtant, c’est à l’Etat qu’il revient d’assurer cette indépendance, la justice est “rendue de façon indivisible au nom de l’Etat” (CE, 2005, Mme Popin). En matière disciplinaire, les personnes morales distinctes de l’Etat qui sont chargées d’attributions juridictionnelles par la loi (les conseils d’université ou les ordres professionnels) statuent au nom de l’Etat et sous le contrôle en dernier ressort d’une juridiction de l’Etat (CE ou Cass.). Des règles de droit permettent d’encadrer et de garantir l’indépendance de la justice dans les deux ordres de juridiction. Il convient cependant d’examiner les modalités de cette garantie qui s’exerce différemment dans l’un et l’autre ordre de juridiction.

1/ L’indépendance de l’ordre judiciaire est garantie par la Constitution et sort renforcée de la révision constitutionnelle de 2008. La place du parquet continue, toutefois, de soulever certaines interrogations spécifiques. 

A/ L’indépendance de l’autorité judiciaire est inscrite dans la Constitution à l’art. 64 C

“Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.Il est assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature. Une loi organique porte statut des magistrats. Les magistrats du siège sont inamovibles.”

Cette mission qui revient au président de la République correspond à son rôle de gardien de la Constitution définit à l’art. 5 C

“Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités.” 

Par conséquent, la Constitution ne reconnaît pas l’existence d’un véritable pouvoir judiciaire tel qu’il est formulé par Montesquieu (cf. La théorie de séparation des pouvoirs), car c’est l’exécutif, en l’occurrence le président de la République, qui est le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. 
Cependant, il s’agit davantage d’un devoir moral que d’un réel moyen de pression sur la justice, et ce, d’autant plus que les magistrats du siège sont inamovibles. En outre, l’art. 66 C protège contre tout arbitraire en disposant que : 

« Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».

B/ Plusieurs règles permettent d’assurer l’indépendance réelle de l’autorité judiciaire :

  • l’inamovibilité des magistrats du siège (art. 64 C) : il faut distinguer :
    • les magistrats du parquet : ils représentent l’Etat auprès des juridictions et ils peuvent recevoir des instructions de la part du garde des Sceaux ;
    • les magistrats du siège : ils sont chargés de juger, ils ne peuvent recevoir aucune affectation, même en avancement, sans leur consentement ;
  • l’assistance du Conseil supérieur de la magistrature (CSM – art. 65 C) : institué par la Constitution de 1946, le CSM a été maintenu par la Constitution de 1958, mais avec des attributions réduites et un rôle accru du président de la République dans la désignation de ses membres. Aux termes de l’art. 64 C, le CSM assiste le président de la République pour garantir l’indépendance de l’autorité judiciaire. Il est aussi l’organe disciplinaire des magistrats du siège et du parquet. L’art. 65 C décrit son fonctionnement en détail, ce qui lui donne une assise constitutionnelle. Il est composé de deux formations : l’une compétente à l’égard des magistrats du siège et l’autre à l’égard des magistrats du parquet. Il peut aussi siéger en formation plénière. La composition de ces formations est finement étudiée pour favoriser au mieux un équilibre entre les différentes autorités (pour plus de détails sur cette institution, cf. Le Conseil supérieur de la magistrature).

Le fait que le statut des magistrats soit défini dans une “loi organique” (art. 64 C) offre un haut niveau de garantie car l’intervention du Conseil constitutionnel (CC) est obligatoire pour toute modification d’une loi organique. Or le CC veille à ce que le statut des magistrats soit compatible avec le “principe d’indépendance” qu’il considère d’ailleurs comme “indissociable de l’exercice de fonctions juridictionnelles” (CC, 2002, Loi d’orientation et de programmation pour la justice).

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C/ La révision constitutionnelle de 2008 apporte quelques changements substantiels concernant les garanties apportées à l’indépendance de la justice :

  • elle retire au président de la République son droit de faire grâce à titre collectif et lui laisse seulement un droit de grâce à titre individuel (art. 17 C) ;
  • elle réécrit l’art. 65 C
    • la présidence du CSM est retirée au président de la République pour la confier à des magistrats (le premier président de la Cour de cassation préside la formation compétente à l’égard des magistrats du siège et le procureur général près la Cour de cassation l’autre formation) ; 
    • le ministre de la justice n’est plus vice-président du CSM, mais il peut néanmoins participer aux séances des deux formations, sauf en matière disciplinaire ;
    • la composition des formations est revue.

La révision de 1993 avait déjà franchit une étape vers une moins grande implication du politique au sein de la composition du CSM puisqu’auparavant le président de la République désignait tous les membres du CSM. Depuis 1993, chaque formation devait comprendre des magistrats, un conseiller d’Etat et trois personnalités qualifiées désignées respectivement par le président de la République et les présidents des deux chambres. La révision de 2008 ajoute un avocat et trois personnalités qualifiées supplémentaires dans chaque formation.

D/ Régulièrement, la place du parquet dans l’ordre judiciaire soulève des interrogations spécifiques. Elle résulte du fait qu’il appartient au ministre de la justice de conduire “la politique d’action publique déterminée par le Gouvernement” (art. 30 Code de procédure pénale modifiée par la loi de 2004). 
La politique pénale fait partie de la politique d’ensemble déterminée par le gouvernement. Le garde des Sceaux dispose donc d’un pouvoir d’intervention décrit dans la suite de cet art. 30 CPP

“Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. A cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales d’action publique. Il peut dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes.” 

Ce pouvoir d’intervention reste limité à des instructions de poursuivre qui sont versées au dossier de l’affaire. Récemment, la CEDH a d’ailleurs condamné la France au motif qu’un procureur n’était pas une autorité judiciaire et qu’il ne pouvait pas rendre un jugement dans les conditions d’indépendance requises par la jurisprudence (CEDH, 2010, France Moulin). Cet arrêt Moulin remet en question la procédure pénale française qui donne au procureur la capacité de placer en garde à vue une personne arrêtée. Or, en conformité avec un arrêt précédent (CEDH, 2010, Medvedyev), la CEDH estime qu’en regard de l’art. 5 § 3 CEDH (“toute personne arrêtée (…) doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires”), le procureur ne présente pas les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties. 

2/ Si contrairement à l’ordre judiciaire, le principe d’indépendance de la juridiction administrative n’est pas garantie par la Constitution, il constitue un PFRLR de valeur constitutionnelle et est renforcée par la législation. 

A/ A la différence du principe d’indépendance de l’autorité judiciaire, le principe d’indépendance de la juridiction administrative n’est pas inscrit précisément dans la Constitution, mais la jurisprudence a considéré qu’il revêtait néanmoins une valeur constitutionnelle. 
Pour le CC, “il résulte des dispositions de l’art. 64 C en ce qui concerne l’autorité judiciaire et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en ce qui concerne, depuis la loi du 24 mai 1872, la juridiction administrative, que l’indépendance des juridictions est garantie, ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur, ni le Gouvernement” (CC, 1980, Loi portant validation d’actes administratifs).
La même garantie constitutionnelle d’indépendance de la justice s’applique aux deux ordres de juridiction :

  • pour l’ordre judiciaire, elle provient de dispositions expresses de la Constitution (art. 64 C) ;
  • pour l’ordre administratif, elle résulte des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR) dégagés par le juge.

B/ Suite à la reconnaissance par le niveau constitutionnel de l’indépendance de la juridiction administrative, le législateur a décidé de la renforcer à travers plusieurs lois :

  • la loi de 1986 relative aux règles garantissant l’indépendance des membres des tribunaux administratifs (TA)
    • les membres des TA ne peuvent recevoir une nouvelle affectation sans leur consentement, même pour un avancement. Sans être explicitement mentionné, elle édicte l’inamovibilité des magistrats de la juridiction administrative. Cette loi est devenue également applicable aux membres des Cours administratives d’appel (CAA) créées en 1987 ;
    • elle crée en outre le Conseil supérieur des TA et des CAA : présidé par le vice-président du CE, il comprend des membres élus du corps des TA et des CAA et propose les mesures individuelles relatives aux membres de ce corps. Par sa composition, comme par l’étendue de ses attributions, ce Conseil a été une source d’inspiration pour les révisions constitutionnelles de 1993 et de 2008 relatives au CSM ;
  • la loi de 1987 portant réforme du contentieux administratif : les TA et les CAA ne sont plus gérés par le ministère de l’intérieur (ce qui était un héritage des anciens conseils de préfecture), mais sont rattachés administrativement au secrétariat général du CE.
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C/ La place des validations législatives ne remet pas en question l’indépendance de la juridiction administrative. 
La validation législative est un procédé par lequel le législateur valide rétroactivement un acte administratif annulé par le juge administratif avant un recours pour excès de pouvoir. Ce procédé permet de contourner les conséquences de la nullité d’un acte administratif prononcée par un juge qui peuvent être très graves, voire aberrantes lorsque des actes ont été pris sur le fondement de cet acte nul (par exemple, en cas d’annulation d’un concours plusieurs années après son déroulement, alors que les lauréats sont déjà en fonction). La validation législative permet de « sauver » l’acte annulé. 
Cette pratique ancienne a été très critiquée par la doctrine car elle entraîne une confusion des pouvoirs et une immixtion du pouvoir législatif dans la décision de justice. En transformant l’acte administratif en loi, la validation législative écarte le juge administratif et rend le juge constitutionnel compétent. Celui-ci a dû donc tranché sur sa conformité avec le principe de la séparation des pouvoirs.
Dans CC, 1980, Loi portant validation d’actes administratifs, le CC a ainsi considéré que la validation législative était constitutionnelle à condition que :

  • la validation intervienne avant que le juge ne se soit prononcé ;
  • il existe un motif suffisant d’intérêt général.

Lors de son contrôle de constitutionnalité de la loi de finances rectificative pour 2005, le CC a réaffirmé avec force que le respect de la chose jugée était une exigence constitutionnelle : une disposition législative qui “porte atteinte au principe de séparation des pouvoirs et à la garantie des droits” est contraire à la Constitution (CC, 2005, Loi de finances rectificative pour 2005).
Le CE a décidé d’appliquer les mêmes critères au regard de l’art. 6 § 1 CEDH relatif au droit à un procès équitable (CE, 1997, Mme Lambert) dans le cadre du contrôle de conventionnalité qu’il exerce. Il a ensuite suivi la CEDH (CEDH, 1999, Zielinski) et a renforcé son contrôle pour exiger, comme la Cour de cassation (Cass, 2001, Association être enfant au Chesnay) qu’une loi de validation soit justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général (CE, 2004, Société Laboratoires Genevrier). Dans aucun cas une loi de validation ne peut revenir sur la chose jugée.

D/ Enfin, la loi fixe les règles pour toute “création de nouveaux ordres de juridiction” (art. 34 C). Cela signifie qu’il revient au législateur d’intervenir pour toute nouvelle création de juridiction. 
Un sens extensif a été donné aux termes “nouveaux ordres de juridiction” qui s’entend non pas seulement au sens de l’ajout d’un troisième ordre de juridiction en plus des ordres judiciaire et administratif, mais au sens de toute juridiction. Par exemple, la section disciplinaire du Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) est considérée comme un ordre de juridiction et la définition de ses règles de fonctionnement (désignation des membres, l’étendue de leurs compétences, etc.) relève de la loi (CE, 1962, CNOM). 
De manière générale, la Ve République, conformément à la tradition républicaine, aménage une matière réservée au domaine de la loi en ce qui concerne l’édiction des règles relatives à la désignation des magistrats et à la compétence des juridictions, ce qui représente une garantie supplémentaire de l’indépendance de la justice.