La nation

Dans Nations et nationalisme depuis 1780, l’historien Eric Hobsbaw résume la composante problématique de la notion de nation de la manière suivante : “il n’y a aucun moyen d’expliquer à un observateur comment reconnaître une nation parmi d’autres entités”. De fait, la nation peut être définie soit par des critères objectifs tels que la culture, l’origine ethnique, la langue, l’histoire commune, soit par des critères subjectifs comme le sentiment d’appartenance nationale. Mais quels que soient ces critères, force est de constater qu’ils entretiennent un certain flou sur la manière dont naît un sentiment national. Les critères objectifs ne suffisent pas à eux seuls à garantir l’existence d’une nation du fait de leur caractère flou et les critères subjectifs présentent un caractère artificiel, voire tautologique puisqu’il y a nation lorsqu’il existe un sentiment national. Après avoir montré que la nation est essentiellement un construit politique (1), nous reviendrons sur son lien avec l’Etat et le rôle de ce dernier dans sa constitution (2). 

1/ Si l’on distingue ordinairement deux conceptions de la nation, il est important de garder à l’esprit que celle-ci est d’abord et avant tout un mythe politique. 

A/ Il existe deux conceptions de la nation :

  • la conception subjective : l’appartenance à une nation relève d’un sentiment, d’un désir de vivre ensemble et le droit à la nationalité relève du droit du sol ; 
  • la conception objective : l’appartenance à une nation relève de critères objectifs tels que la géographie, la langue, la religion ou la « race » et le droit à la nationalité relève le droit du sang. 

Traditionnellement, la première est rattachée à la vision de la nationalité d’inspiration française et la seconde à celle d’inspiration germanique. Si on acquiert la nationalité française en naissant sur le territoire français, cette acquisition suppose également que l’on passe un pacte avec la communauté française, qu’on devienne un citoyen français, c’est-à-dire qu’on adhère aux valeurs républicaines, laïques et démocratiques. On ne naît pas Français, mais on le devient en passant un pacte d’adhésion avec sa nouvelle communauté d’appartenance. En revanche, pendant longtemps la nationalité allemande ne pouvait s’acquérir que par le droit du sang : pour être considéré comme Allemand, il fallait avoir au moins un parent allemand. 
Cette opposition entre une conception subjective et une conception objective se retrouve dans la pensée politique de ces deux pays. 
Tenant de la nation subjective, Emmanuel Sieyès écrit dans Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789) que “la nation est un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentée par un même législateur”. Un peu plus tard, Ernest Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ? (1882) définit la nation comme “une âme, un principe spirituel”, porteuse d’une dimension passée, qu’il appelle l’âme : “les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes”, mais aussi d’une dimension présente et future liée à la volonté commune : “avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore”. 
Tenant de l’approche objective, Johann Gottlieb Fichte rattache la spécificité de la nation allemande au fait qu’elle n’est pas seulement un peuple mais qu’elle possède un esprit : le Volkgeist (l’esprit du peuple). Le peuple allemand se distingue des autres peuples parce que son esprit s’incarne dans des critères biologiques : “un peuple, c’est l’ensemble des peuples qui vivent en commun à travers les âges et se perpétuent entre eux sans adultération, physiquement et moralement, selon des lois particulières au développement du divin” (Fichte, Discours à la nation allemande, 1812). Il insiste également sur l’importance de la langue et de la culture communes : “on appelle peuple des hommes dont l’organe vocal subit les mêmes influences extérieures, qui vivent ensemble et qui cultivent leur langue”. 
Ces différences entre les conceptions françaises et allemandes sont devenues des images d’Epinal. Elles tiennent surtout aux conditions de formation de l’unité française et allemande qui ont été ensuite amplifiées à travers l’histoire turbulente du XXe siècle. Composée d’une multitude de petits Etats, l’Allemagne, qu’on appelait alors la Prusse, n’est parvenue à réaliser son unité politique que tardivement, en 1871. L’idée de nation allemande s’est donc développée en l’absence d’un cadre étatique unitaire, ce qui a contribué à renforcer les aspects liés à la langue et la culture. En revanche, la centralisation française a commencé très tôt, sous l’impulsion du pouvoir royal. La conscience de la nationalité, d’abord restreinte à la conscience d’une élite, s’est renforcée à la Révolution, sous l’impulsion de la République qui devait se défendre contre des ennemis intérieurs et extérieurs. 

B/ Malgré tout, pour Dominique Schnapper, la distinction entre une conception allemande et une conception française de la nation méconnaît en quoi consiste le projet national : “il n’existe pas deux idées de la nation” puisque “la notion même de nation ethnique est contradictoire dans les termes” (Schnapper, La communauté des citoyens, 1994). Une ethnie désigne un groupe non organisé politiquement, alors que la nation est une construction politique qui se définit essentiellement par son ambition de transcender les appartenances particulières biologiques, économiques, sociales, religieuses de chaque individu pour qu’il les dépasse au sein de la catégorie de citoyen. Selon elle, la fonction spécifique de la nation est d’intégrer les différentes “populations en une communauté de citoyens, dont l’existence légitime l’action intérieure et extérieure de l’Etat”
Pour Dominique Schnapper, la nation apparaît comme un moyen de dépasser les particularismes de chacun. A travers la notion de citoyenneté, l’individu devient abstrait. De ce point de vue, la nation se révèle être une construction, un artifice, un mythe, qui doit évoluer au gré des tensions sociales, politiques, économiques, internationales ou démographiques. Une ethnie n’est d’ailleurs pas plus naturelle qu’une nation (par exemple, les ethnies africaines ont souvent été créées par les colons ; de même, on doit à Tito l’invention de l’ “ethnie musulmane” de Bosnie-Herzégovine). Donc, la nation n’est pas une forme de collectivité historico-culturelle (ce qu’est l’ethnie), mais la forme politique propre à l’âge démocratique contemporain : “les Nations démocratiques se distinguent les unes des autres par les manières dont un projet politique, dans sa double dimension d’idées (…) et d’institutions (…), s’efforce de dépasser les différences objectives entre les populations et de créer une communauté de citoyens, source de la légitimité de la Nation-unité politique”.
La nation ne doit pas non plus être confondue avec le nationalisme qui est une revendication des ethnies à être reconnues comme des nations, c’est-à-dire une tentative de faire coïncider communauté historico-culturelle et organisation politique. Ainsi, comme le remarquait déjà Marcel Mauss dans « La nation » (1920) : “c’est parce que la nation crée la race qu’on a cru que la race crée la nation. Ceci était simplement une extension au peuple entier des croyances qui jusqu’alors avaient été aux réservées aux races divines des rois, aux races bénies des nobles, aux castes qui avaient à tenir leur sang pur, et étaient allées jusqu’au mariage entre consanguins pour l’assurer. C’est parce que le dernier des Français ou des Allemands a l’orgueil de sa nation qu’il a fini par avoir celui de sa race”. La nation est ainsi rangée au rang de mythe et de construit politique, et doit donc être étudiée comme tel. 

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2/ Dans la formation du sentiment national, l’Etat a joué un rôle primordial jusqu’à se faire Etat-nation, mais traverse aujourd’hui une crise liée à la redéfinition de sa fonction au sein de la société. 

A/ L’Etat-nation désigne la correspondance entre un Etat et une nation, c’est-à-dire dans un sens large, l’alliance d’un Etat et d’une culture homogène qui fonde un sentiment d’appartenance à une même communauté. Les nations peuvent préexister à des Etats (Allemagne) ou bien en résulter (France). Certaines nations n’ont pas d’Etat (les Palestiniens) et certains Etats ne parviennent pas à créer une nation (cf. la crise actuelle de la Belgique ou le cas de l’ex-Yougoslavie). Etat et nation ne se recoupent donc pas forcément. 
Cependant, il existe un lien essentiel entre l’Etat, la nation, la citoyenneté et la démocratie. Comme le note Jürgen Habermas dans Après l’Etat-nation (II, 1), “l’autodétermination démocratique ne peut se réaliser que si le peuple politique se transforme en nation de citoyens qui assument eux-mêmes leur destin politique. La mobilisation politique des ‘‘sujets’’ requiert toutefois une intégration culturelle de la population initialement hétéroclite. Cette exigence est satisfaite par l’idée de nation, au moyen de laquelle les citoyens – dépassant leur loyauté à l’égard du village et de la famille, de la région et de la dynastie – développent une nouvelle forme d’identité collective. (…) Seule la construction symbolique d’un ‘‘peuple’’ transforme en effet l’Etat moderne en Etat-nation”. 
C’est en France que ce modèle de construction d’une unité nationale contre la reconnaissance des minorités culturelles ou linguistique est le plus abouti. Comme le souligne Pierre Bauby dans L’Etat stratège, l’Etat-nation s’est posé comme “l’initiateur et le garant de l’unité du corps social, du pacte social fondateur de la nation”. A la différence des Italiens ou des Allemands, les Français n’ont jamais été une nation en dehors de l’Etat. Sous la IIIe République, l’Etat a été à l’origine du renforcement d’une “conscience collective, d’un sentiment général d’appartenance à une même communauté”. Il a été le principal promoteur du changement social et s’est imposé dans la doctrine républicaine comme une puissance protectrice, productrice du lien social, pourvoyeuse de services publics et de prestations sociales au nom de l’intérêt général. La France correspond donc à un modèle où l’Etat génère un fort sentiment national, notamment par le biais de l’école, mais où l’Etat-nation est aussi fortement lié à l’Etat-providence

B/ Depuis la fin des Trente glorieuses, l’Etat-nation est entré en crise du fait du développement de nouveaux modes de régulation au niveau local et supranational. 
Au niveau local, la décentralisation et la déconcentration ont eu pour objectif de produire du lien social en rapprochant l’action publique des citoyens. Une logique de micro-intégration a conduit à associer différents groupes sociaux à la définition de politiques sectorielles ou catégorielles (politiques de la ville, politiques de l’emploi), l’Etat ne conservant plus qu’un rôle d’animateur. La redéfinition des rapports public-privé a également entraîné une crise de l’Etat-providence, et par conséquent, en France tout au moins, une crise de l’Etat-nation (d’où l’émergence de débats sur l’identité nationale ou sur la question de l’intégration).
Au niveau supranational, la construction européenne vise à la fois à protéger les citoyens européens contre les effets négatifs de la mondialisation (renforcement de la coopération entre Etats, harmonisation des normes communautaires), mais nécessite également de poser la question du sentiment national européen et de la façon de le créer. Faut-il aller vers “une fédération d’Etats-nations” comme le souhaitait Jacques Delors ou bien en rester à une coopération entre Etats-nations demeurant souverains ? Les transferts de souveraineté nécessités par un approfondissement de la coopération européenne entraînent une redéfinition du rôle des Etats-nations au sein de l’Union européenne.