La hiérarchie des normes

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Hans Kelsen (1881-1973).

La hiérarchie des normes est au cœur de l’Etat de droit, c’est-à-dire d’un Etat dans lequel chacun est soumis au droit, de l’individu à la puissance publique. Tout Etat de droit suppose une Constitution (qui peut être écrite comme en France ou coutumière comme en Angleterre). La Constitution répartit les pouvoirs et hiérarchise les normes. Cette hiérarchie permet de garantir l’effectivité des droits au sens où chaque autorité publique voit son action encadrée par des normes de rang supérieur et ne peut donc pas agir selon son bon vouloir. Cependant, ce principe de la hiérarchie des normes reste un principe théorique qui peut souffrir, en pratique, des exceptions et rencontrer des difficultés d’application concernant la détermination de la place hiérarchique de certaines normes. 

1/ La hiérarchie des normes est une thèse juridique à visée heuristique (= qui sert à la découverte) permettant d’ordonner les différents niveaux de production du droit. 

A/ La hiérarchie des normes est une idée que l’on doit au juriste et théoricien de la science du droit, Hans Kelsen. Dans la Théorie pure du droit (1934), il cherche à fonder un droit positif, de manière à le rendre neutre axiologiquement (sans références à la morale) afin de fonder une science du droit. On distingue en effet :

  • le droit positif : il désigne les règles en vigueur dans un Etat particulier à une époque donnée ;
  • le droit naturel : il cherche à établir ce qui est juste du point de vue de la nature humaine et donc possède des visées morales et universalistes.

A partir de là, on distingue deux positions philosophiques :

  • les jusnaturalistes : selon eux, la connaissance du droit naturel permet de juger le bienfondé du droit positif. Ils ont donc une vision dualiste du droit ;
  • les positivistes : ils pensent au contraire que le droit naturel n’est pas connaissable et que seul peut être étudié le droit positif. Ils ont donc une vision moniste.

Kelsen est un tenant du positivisme juridique. Or le problème fondamental des positivistes consiste en la multiplicité des législations : le droit en vigueur dans un pays donné change dans le temps et dans l’espace. Dans son ouvrage, il élabore une théorie du droit qui permet de trouver l’élément commun à tous les droits positifs. Il établit, tout d’abord, que les droits positifs comportent tous des normes juridiques. Il remarque, ensuite, que leur spécificité par rapport aux autres normes (sociales, morales) réside dans l’habilitation que leur confère une autorité : l’arrêté de jugement d’un tribunal est valide s’il applique une loi, donc une norme d’un niveau supérieur. Un système juridique positif ne se définit donc pas par ses différents éléments, mais par sa capacité à faire respecter cette norme.

Pour Kelsen, le respect de la norme est une mission essentielle de l’Etat. Sa théorie a donc pour conséquence d’établir une identité entre l’Etat et le droit. Il n’y a pas de droit sans un Etat pour l’appliquer, ni d’Etat qui ne comporte des règles de droit. En ce sens, l’expression “État de droit” est un pléonasme puisque tout État est un État de droit.
Le principe de la hiérarchie des normes découle de cette théorie du droit. En remontant dans la chaîne des normes, Kelsen remarque que la loi doit elle-même se conformer à la Constitution. Cette norme dernière, celle qui ne trouve aucune norme au-dessus d’elle, est appelée par Kelsen “la norme fondamentale”. Selon lui, son contenu importe peu : elle est seulement un présupposé logique nécessaire au juriste pour juger de la validité d’une norme.

B/ Concrètement, la hiérarchie des normes vise à ce que toute règle de niveau inférieur trouve un fondement dans une règle supérieure, qu’elle applique et qu’elle doit respecter, sans quoi elle serait irrégulière. Les différents niveaux de normes forment une pyramide au sein de laquelle chacune a une place précise, généralement déterminée par celle qu’occupe son auteur dans la hiérarchie des autorités normatives.
Dans le droit public interne propre à la France, cette hiérarchie (par ordre d’importance) est la suivante :

  • le bloc constitutionnel : la Constitution de la Ve République est considérée comme la norme suprême parce qu’elle émane de la volonté souveraine du peuple qui l’a adoptée en 1958. On parle de “bloc constitutionnel” car depuis 1971, le Conseil constitutionnel a reconnu une valeur constitutionnelle à certaines normes ;
  • le bloc de conventionalité : c’est l’ensemble des règles de droit qui proviennent des traités et des conventions contractés entre États, ou entre les États et les organisations internationales. Par extension, le droit communautaire y figure également ;
  • le bloc de légalité : il comprend les lois ordinaires, les lois organiques, les ordonnances et les règlements autonomes ;
  • les principes généraux du droit (PGD) : ce sont des règles de portée générale qui répondent à trois critères :
    • ils s’appliquent même en l’absence de texte,
    • ils sont dégagés par la jurisprudence,
    • ils sont découverts par le juge à partir de l’état du droit et de la société à un instant donné ;
  • les règlements : ils renvoient aux actes administratifs unilatéraux de portée générale. Il sont de deux sortes :
    • le décret : acte exécutoire, à portée générale ou individuelle, pris par le Président de la République ou par le Premier ministre qui exerce le pouvoir réglementaire (art. 21 C) ;
    • l’arrêté : décision exécutoire à portée générale ou individuelle qui émane d’un ou plusieurs ministres (arrêté ministériel ou interministériel) ou d’autres autorités administratives (arrêté préfectoral, municipal, etc.) ;
  • l’acte administratif : c’est un acte juridique pris dans le cadre de l’administration et dans un but d’intérêt général. Il y en a deux sortes :
    • la circulaire : texte émanant d’un ministère et destiné à donner une interprétation d’un texte de loi ou d’un règlement (décret, arrêté), afin que ce texte soit appliqué de manière uniforme sur le territoire. Ce sont des recommandations ; elles ne s’appliquent qu’aux agents du service public ;
    • la directive : acte administratif par lequel le titulaire d’une compétence discrétionnaire fixe par avance la manière dont il va l’utiliser. Elle facilite la tâche de l’administration et permet une action plus homogène en garantissant une plus grande égalité dans le traitement des administrés. La directive doit s’adapter à la réglementation appliquée et n’est pas réglementaire (l’administration peut y déroger).
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La hiérarchie des normes en France.

2/ Si la hiérarchie des normes n’est pas toujours un principe qu’il est opportun d’appliquer, elle reste toutefois un moyen de protéger les droits garantis par la Constitution.  

A/ L’application concrète de la hiérarchie des normes soulève une série de questions.
a) La place des traités internationaux et des normes communautaires pose le problème de leur niveau d’intégration dans l’ordre juridique interne. Pendant des années, le système qui a prévalu était celui d’une étanchéité entre le droit international et le droit interne des Etats, il n’y avait donc pas de hiérarchie. Ce système était dit dualiste. Mais, depuis la fin de la seconde guerre mondiale et le lancement du processus de construction européenne, un système intégrateur du droit international, et notamment communautaire, dans l’ordre interne des Etats membres, s’est développé, c’est-à-dire un système moniste.
Selon l’art. 55 C :

“Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celles des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie.”

En d’autres termes, la Constitution prévoit expressément que les traités occupent une place supérieure à la loi en droit interne (sous réserve de réciprocité des autres parties). Cette supériorité vaut aussi pour le droit communautaire dérivé, qui est le droit produit par les institutions de l’UE en application des traités. Notons toutefois que cette supériorité ne vaut que pour les traités, les autres normes de droit international (la coutume par exemple) n’entrent pas dans ce champ.
La jurisprudence confirme cette interprétation (CE, 1998, Sarran ; Cass., 2000, Fraysse). Mais la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) continue de considérer que le droit communautaire est aussi supérieur aux constitutions des Etats membres, ce qui n’est pas le cas dans le droit interne français puisque la Constitution reste la norme fondamentale dont découlent les autres normes. A ce titre, lorsque le traité sur l’Union européenne puis celui d’Amsterdam comportaient des clauses contraires à la Constitution, la Constitution a dû être amendée pour faire disparaître cette contradiction et permettre ainsi la ratification des traités.
b) La place de la jurisprudence soulève également un problème d’intégration. Mais, en droit français, la jurisprudence n’est pas considérée comme une source de droit. Trois raisons principales à cela :

  • le droit français ignore la règle du précédent : les tribunaux ne se réfèrent jamais à leurs décisions antérieures (contrairement à ce que font les juridictions internationales et européennes) ;
  • le juge ne peut pas se substituer au législateur : l’article 5 du Code civil prohibe l’arrêt de règlement qui consiste, pour un juge, à poser formellement une règle générale et impersonnelle ;
  • les décisions de justice ont une autorité relative de chose jugée : cela signifie que la décision n’est obligatoire que pour les parties au litige (et non pour les tiers).

Cependant, il faut noter que les décisions du juge administratif qui annulent un acte administratif unilatéral ont une autorité absolue de chose jugée : l’annulation a effet erga omnes, à l’égard de tous, et non des seules parties. En outre, la jurisprudence reflète un certain état du droit et peut même être une source importante de règles (dites alors prétoriennes, c’est-à-dire dégagées par le juge). Les sujets de droit ont tendance à en suivre les orientations afin d’éviter qu’un jugement ultérieur sur une affaire voisine leur soit défavorable.
Il demeure que la jurisprudence n’a pas de place unique dans la hiérarchie des normes. Elle dépend du niveau où se situe la norme qu’elle applique et des pouvoirs du juge :

  • celle du Conseil constitutionnel se situe au niveau constitutionnel ;
  • celle des juridictions internationales et communautaires participe de l’autorité respective du droit international et du droit communautaire ;
  • celle de la juridiction administrative est “infra-législative et supra-décrétale” selon l’expression de René Chapus :
    • en-dessous de la loi : la jurisprudence administrative ne peut pas annuler la loi et la loi peut y mettre un terme ;
    • au-dessus du décret : le juge administratif peut annuler un décret, l’acte administratif le plus élevé.

c) Les ordonnances ont un statut particulier. Elles permettent au Parlement de déléguer son pouvoir législatif au Gouvernement afin qu’il exécute son programme (art. 38 C). Tant qu’elles ne sont pas ratifiées, elles demeurent du domaine réglementaire, mais ensuite, elles occupent la même place dans la hiérarchie des normes que les lois.

d) Les principes généraux du droit (PGD) posent un problème particulier car ce sont des règles exprimées par un juge en s’inspirant de l’esprit des lois ou d’un fond commun de civilisation. Le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel recourent à cette technique. Comme il s’agit d’un aspect normatif de la jurisprudence, leur place dans la hiérarchie des normes varie selon l’espace juridique dans lequel se meut le juge. Cela peut aboutir à certaines situations illogiques : à titre d’exemple, le principe d’égalité peut se situer à plusieurs niveaux de la hiérarchie dans la jurisprudence (constitutionnel pour le juge constitutionnel, infra-législatif pour le juge administratif).

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B/ Si le respect de la hiérarchie des normes reste un fait dans la grande majorité des cas, il peut arriver qu’une règle inférieure soit contraire à une règle supérieure, ou le devienne si cette dernière change. Des mécanismes de correction existent pour assurer l’effectivité de la hiérarchie des normes, mais ils ne sont pas automatiques. Sans compter que l’application aveugle de ce principe n’est pas toujours opportun en pratique, la correction des règles irrégulières pouvant parfois se révéler plus tragique que leur maintien.
Depuis 1958, il appartient au Conseil constitutionnel de vérifier la constitutionnalité des lois avant leur promulgation. Avant sa création, la Constitution n’était la norme suprême que de façon théorique : le juge administratif n’ayant pas autorité pour juger de la constitutionnalité d’une loi (CE, 1936, Arrighi qui fonde la théorie de la “loi-écran” : le juge administratif refuse de contrôler les actes qui résultent directement de l’application d’une loi), les lois contraires à la Constitution ne pouvaient donc pas être censurées. Avec la création du Conseil constitutionnel, un contrôle de constitutionnalité de la loi limite les écarts avec la Constitution.
Mais jusqu’à 2008, les lois prises antérieurement à la création du Conseil constitutionnel pouvait très bien être contraire à la Constitution, puisque le Conseil constitutionnel ne pouvait être saisi des lois qu’avant leur promulgation. Or, en vertu de l’art. 55 C, les juges de l’ordre administratif ou de l’ordre judiciaire ne se privaient pas de faire prévaloir les traités sur les lois ou sur les actes qui leur étaient contraire. Ainsi, la norme internationale se trouvait davantage respectée que la norme constitutionnelle pourtant instituée en tant que norme fondamentale.
Mise en place avec la réforme de 2008, la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) permet désormais à un juge qui constaterait une violation de la Constitution par une loi de poser la question de son accord avec la Constitution au Conseil constitutionnel (pour voir le mécanisme de la QPC et le rôle des cours suprêmes : La Question prioritaire de constitutionnalité). Or il existe de nombreuses lois, notamment celles qui sont antérieures à la création du Conseil constitutionnel en 1958, mais aussi certaines qui lui postérieures, qui ne lui ont pas été déférées. Si elle fonctionne (si les cours suprêmes jouent le jeu), la QPC devrait ainsi permettre d’assurer le respect de la Constitution aussi bien que celui des normes internationales.